Est-il préférable d'écouter Scarlatti joué par des clavecinistes ou par des pianistes? Personnellement, autant le dire: je n'ai aucune préférence. Ces deux genres d'interprètes ont fait mon bonheur dans ce répertoire. Je n'ai pas de parti pris.
Je dis ça pour les puristes qui traînent parfois sous les critiques de musiques classiques ou baroques jouées à la à la romantique, pour défendre les vertus des instruments "d'époque" (pas sûre qu'il y en ait tellement qui s'aventurent ici, mais sait-on jamais ?). Ils ont, à mon avis, raison et tort. Qu'est-ce que l'authenticité en musique? Et pourquoi se priver des ressources que peut offrir chaque instrument? Le piano, c'est très bien aussi !
Surtout quand c'est Horowitz qui en joue.
Il faut dire que ce pianiste-ci a tendance à agacer les puristes par son jeu même, que l'on pourrait qualifier, en un mot, de virtuose. Beaucoup de pianistes essaient de donner l'illusion qu'ils "respectent" l'esprit originel en imitant le jeu des clavecinistes (pédale prudente, dynamique caractéristique ...). Foin de ces artifices! Horowitz n'a même pas tenté de recouvrir son jeu d'un faux vernis authentique.
Et pourtant, c'est une dimension très profonde de la musique de Scarlatti qu'il semble avoir révélée. Horowitz n'était pas seulement un virtuose, et ces enregistrements, qui datent tous des années 60, en sont le témoignage le plus éloquent. Il faut rappeler qu'Horowitz passait beaucoup de temps à étudier chaque compositeur, pour savoir quel style lui correspondait, mais aussi, à mon avis, quel était son inconscient musical. En l'occurrence, dans ses Scarlatti, il y a l'Espagne et l'Italie, la danse (malaguena, flamenco ...), les tambours, les claquettes, et une sensibilité exacerbée. L'ardeur de la vie et du mouvement, et une intense mélancolie. La maîtrise du contrepoint: techniquement, il a fait ressortir le jeu de la basse en même temps qu'il faisait virevolter la main droite; spirituellement, il a rendu à la musique de Scarlatti sa noirceur en même temps qu'il démontrait son caractère brillant.
Parce que de mon point de vue, Scarlatti, c'est noir. Mais le noir n'est-il pas la non-couleur la plus riche et la plus profonde? En matière de nuances, les interprétations d'Horowitz ne laissent jamais à désirer. C'est le sommet de l'art du dégradé et du contraste, sans excès toutefois - le jeu est contrôlé, la pédale sollicitée mais à bon escient, et Horowitz abuse rarement des piano et des forte.
Venons-en à mes sonates favorites. La K. 481 (L. 187), par exemple, qui part des aigus et doucement descend vers le cœur tempéré du clavier. Délicatesse infinie de la musique laissant entrevoir un moment d'extase qui ne survient pas. Harmonies brisées, moments d'accalmie, motifs qui se répètent, tension et attente que ne cessent jamais vraiment. Pour moi, c'est juste la mélancolie faite musique.Autre championne en la matière, la très nocturne sonate K. 466 (L. 118), dans laquelle dialoguent deux petites voix tristement amoureuses. Là encore, pas de résolution. Les musiques de Scarlatti expriment souvent une tristesse qui ne trouve pas de contrepartie. Noir, c'est noir : il n'y a plus d'espoir ! Bref ... Dans un registre beaucoup plus joyeux, il y a la sonate K. 33 (L. 424), qui ressemble à un mix de flamenco et de musique napolitaine. Horowitz peut laisser éclater ici toute sa virtuosité. Je ne déplore que l'absence de K. 27, l'une de mes sonates préférées.