"Les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient" (Montaigne, Essais)
Dans la scène expérimentale contemporaine, un label a toujours entretenu une longue tradition d'excellence, avec plus de 15 ans d'existence à son compteur : raster-noton. Antre d'Alva Noto, de son vrai nom Carsten Nicolai, le label comporte également quelque uns des projets les plus pertinents de la mouvance actuelle, s'étant récemment adjoint les services du duo Emptyset. Mais l'homme qui nous intéresse ici, s'il a pu comme les deux Anglais manipuler bruits blancs et structures rythmiques détonnantes, propose aujourd'hui une oeuvre moins brutale et immensément cérébrale.
Le concept annonce déjà la tendance : Frank Bretschneider souhaite représenter musicalement le chaos de notre monde, ainsi que la volonté de l'homme de prédire, modéliser et contrôler ces aléas, pour donner naissance à la "société du risque", telle que théorisée par son compatriote Ulrich Beck (La société du risque, 1986). Au programme donc, modèles mathématiques, théories probabilistes et modèles économiques et financiers, idées abordées dès les titres de morceaux très évocateurs. Mais le concept est avant tout musical, avec une part importante accordée à l'aléatoire dans la conception, Sinn+Form (Sens et Forme) ayant été entièrement composé avec un synthé modulaire. Ces modules servent à envoyer des flux d'informations aléatoires, qui vont altérer la mélodie et la rythmique. Voilà pour la partie geeko-technicienne de l'album. Le rôle de l'artiste ici ? Tel un capitaine parmi les vagues déferlantes, son but est de jouer avec les éléments pour, à défaut d'avoir le contrôle absolu, rester maitre à bord de son embarcation sonore. Plutôt que de lutter, il est ici question de s'adapter au processus en cours, de se laisser influencer tout en tentant de contrôler, de garder le cap. Pourquoi figer les mélodies, quand nos existences et nos sociétés peuvent s'écrouler en un instant ?
La limite est fine entre le génie et l'arnaque et l'Allemand semble l'avoir bien compris. 40 minutes d'expérimentations basées sur des seuls glitchs, le tout avec un unique instrument, le pari reste tout de même risqué. De ce torrent de protubérances sonores, impossible de conserver une seule piste, tant l'ensemble arrive à être cohérent et se révèle passer rapidement. Le problème n'est donc pas que l'album est inégal. Non, s'il y a bien un problème, ce serait que l'on s'enferme peut-être trop ici dans un académisme figé, au détriment de l'intérêt du disque. Vouloir rappeler les expérimentations de l'IRCAM et plus généralement faire référence aux créations visionnaires de la musique savante des années 50 à 70 est une chose (par ailleurs parfaitement assumée par l'artiste), mais l'album peut parfois devenir inintéressant pour quiconque n'est pas diplômé en musicologie ou en ingénierie du son. Reste alors uniquement la texture brute, qui exigera un réel effort d'intellectualisation pour se révéler captivante. L'oeuvre est audacieuse, car fruit de la spontanéité de l'artiste. En réalité, s'il y a bien quelque chose à saluer ici, ce n'est pas tant le fait d'avoir affaire à une oeuvre visionnaire, mais bien plutôt le fait qu'une oeuvre improvisée se révèle être aussi aboutie et maitrisée.