Tales of the Inexpressible par Benoit Baylé
Le Doc s’excuse d’avance pour cette chronique aux airs psychédélico-dingos qui bousculeront probablement les esprits les plus terre à terre.
La musique de Shpongle se délecte les yeux tendus, les bras équarquillés, l’âme bodybuildée et les sens aux abois. Le Are You Shpongled ? de 1998 ouvrait au monde la porte du dansant aussi absurde, habité et fanatisé que celui d’Hallucinogen, la grande innovation de la musique de Shpongle résidant dans le fait qu’elle pouvait être si bien écoutée que dansée. Et après tout, n’est-ce pas là l’attrait principal des musiques de trance ? La parfaite communion entre expression corporelle et expression spirituelle (et, accessoirement, barbituriques) ? Ni le pape de la transe Simon Posford, ni le papy flûtiste Raja Ram ne répondraient par la négative, ce dernier s’étant adonné, dans sa jeunesse, à diverses expériences psychédéliques auxquelles il était bon de se consacrer à l’époque.
Tales of the Inexpressible, paru en 2001, c’est un peu l’aboutissement d’une vie d’expériences psychotropes, son analogie artistique. C’est un peu comme l’histoire de Jeff Ailecon. Ce nom ne vous est pas familier ? Bien. Voici son histoire :
Le conte de Jeff Ailecon débute en Espagne. Le petit enfant joyeux qu’il est s’amuse avec ses amis du même âge au rythme des guitares hispaniques. Déjà très curieux, Jeff se prend de passion pour le Dorset, ce petit mouton issu de la région du même nom située en Angleterre. Sa perception du Dorset gagne petit à petit une place prédominante dans la vie du jeune enfant, ce jusqu’au fanatisme le plus extrême. Au point tel qu’à un comité pour la défense des moutons, ses amis lui pestent « île en ciel » ! Il n’en faut pas plus pour Jeff. Il déboute ses prétendus amis et monte sa propre nation, nation symbolisée par un drapeau aux étoiles positives. Satisfait, Jeff essaie de trouver un nouveau moyen pour crier « hourra ! » et se réfugie dans sa chambre 2ॐ, une chambre aux sons infinis. Om. La difficile réflexion s’ensuivant entraînera chez lui de nombreux maux de têtes, maux de têtes aussi rapides et tranchants qu’un frisbee. Les yeux positifs, Jeff décide alors d’aller à la mer. Pourquoi ? On s’en fout. Il y va. Sur la mer, une délicieuse impression de conscience joyeuse. C’est ainsi que notre ami comprend que le monde se reflète dans la vapeur d’un thé. Donc Jeff Ailecon mange un fruit flûtier.
Alors, me direz-vous, pourquoi cette histoire au suspense passionnant est-elle le parfait reflet de Tales of the Inexpressible ? Tout simplement parce que la musique de Shpongle prend son sens dans le non-sens. Absurde, polyfonctionnelle, insane, elle défie tous les codes moraux et techniques de la stérilisation musicale généralisée qui s’opère déjà depuis quatre/cinq ans autour du phénomène, entre autres, des boys bands. Envoûtante, irrationnelle, paradoxale, elle accroche l’auditeur d’un flot de sonorités nouvelles dans une sorte de syncrétisme drôlement dérangé de l’ensemble des musiques du monde. Ode aux instruments les plus excentriques et excentrés (accordéon électrique et trompettes brésiliennes dans « My Head Feels Like A Frisbee », section orchestrale occidentale dans « Around The World In A Tea Daze »), Tales Of The Inexpressible poursuit avec plus de talent et de folie la route engagée avec Are You Shpongled ?. Au premier abord déroutante, son écoute dévoile au fil des persévérances de nombreuses qualités de relaxation imaginative, à la croisée des meilleures productions d’Ozric Tentacles. Quelques perles fourmillent en son sein, parmi lesquelles l’hispanisante « Dorset Perception », au rythme instantanément entraînant, l’aérienne « Once Upon The Sea Of Blissful Awareness » et sa basse si bien discrète que décisive ou l’ethnique et réjouissante « Room 2ॐ ». Tales Of The Inexpressible est un album coloré, joyeux, ensoleillé, mais aussi complètement frappadingue, autant intemporel que très daté. A votre sensibilité de voir.