Combien de temps passé à flotter dans ce berceau de lumière ? L’aube rougeoie et m’appelle de ses feux ondulants, ceux qui lavent la médiocrité de l’homme d’un torrent de larmes brûlantes. Au plus haut des intimes tourments, je chois. La perte se détache, la peur se dilate. Éclate toute pensée, puis se dissipe à son tour la présence même de l’individu. Je suis suspendu au bord d’un rivage pourpre, là où vit et périt toute matière.
Le regard enfiévré d’une quête absolue, on parcourt l’album de Saåad comme un revenant retournant au berceau des formes premières. On oublierait presque que derrière cette stupeur mélodique, deux mains habiles et une conscience sensible ont tissé la toile modulaire de ces synthétiseurs posés en fines toiles de drones, tout au long de 6 titres à la beauté déchirante.
Des suspensions délivrées avec une pudeur méditative absolue aux montées lacrymales finement développées, le toulousain Romain Barbot nous livre son album le plus puissant, retranché aux confins des espaces, calfeutré aux frontières des temps. Après avoir fourni un travail passionnant avec l’expérimental Foudre ! puis auprès du plus drone-jazz Sables Noirs, l’univers esthétique de Saåad s’étend comme une auréole d’émotions dans l’actualité chagrine d’un monde déliquescent - et quelle puissance que de parcourir A Crimson Shore de la sorte. Requiem d’une humanité croulant sous les peurs primaires, les épreuves présentes et les appréhensions futures, les trouées de lumières sont toutefois omniprésentes, comme autant de possibilités de rejoindre, au cœur de la tempête, un vestige de tranquillité, un refuge de paix pour l’âme endeuillée. Le tissu sonore est volontiers texturé, chargé de strates de synthés réverbérés, de poussières de bruits funestes qui rappellent le meilleur de la dark ambient. Les micro-modulations se lisent comme la partition d’un film imaginaire, sorte de drame Tarkovskien strié de distorsions rampantes, qui explosent parfois en conclusions épiques - le morceau « Stray » en est le parfait témoin.
La mélodie est plus frontale qu’auparavant dans l’ambient de Saåad, facilitant son appréhension sans en enlever un iota de tact et d’émotion - la collaboration avec Siavash Amini en 2020 sur le sublime All Lanes Of Lilac Evening a su laisser ses traces. Respiration d’une lutte et d’une délivrance cyclique, l’épanouissement des boucles instrumentales structure A Crimson Shore de part en part, des plus ténébreux chuintements (« Open Wounds », « From All The Places That I’ll Never See ») aux phénomènes plus élancés d’une romance ondoyante (« I Can’t Push The Death Away », « Elusive Goals »). Lorsque se ferme le voyage avec le brumeux « The Hanging Sword Over The Fainted Shadow », on se rend alors compte qu’une aura symphonique transperce l’album, transportant ses élucubrations drones dans des sphères inatteignables. Alors, on réalise que derrière l’éphémère, on vient de vivre, suspendu dans la matière, un témoignage à l’éclat de toute une vie.
Chronique parue dans Obscur Vol 1 - suivez le lien et soutenez-nous sur https://www.instagram.com/obscur_mag