Nude
Il est toujours compliqué d’appréhender une création de Radiohead. C’est une bête sauvage, agile et féroce, qui se dompte avec patience. Parfois elle trébuche, est acculée dans ses retranchements,...
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le 12 mai 2016
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Il est toujours compliqué d’appréhender une création de Radiohead. C’est une bête sauvage, agile et féroce, qui se dompte avec patience. Parfois elle trébuche, est acculée dans ses retranchements, s’agite vainement mais retombe toujours sur ses pattes grâce à son inéluctable inventivité. Après 5 ans d’absence, le groupe nous immerge dans A Moon Shaped Pool, un neuvième album, un recueil de chansons hétérogènes écrites par ci par là, séparées par les années mais dont la « restauration » ouvre une nouvelle voie à ses auteurs sans que cela ressemble à une vulgaire compilation mercantile.
De cette volonté nait alors un assemblage peu commode de ritournelles fascinantes dont l’inquiétude semble apaisante. Thom Yorke et sa bande signe là un album aussi hypnotique que monochromatique. Certes l’ambiance peut paraitre aigre douce mais la mélancolie n’est jamais éloignée d’une rythmique enjouée. Le plaintif « Present Tense » et son refrain tombé du ciel en est l’un des beaux exemples : avec son groove latent, ses guitares sensuelles, ses cuivres célestins et ses faux airs de bossa nova sous médocs, Thom Yorke sublime cette déclaration d’un amour illusoire et passé par la projection de la clarté de son timbre de voix cristallin. S’émancipe alors le murmure de toute l’incandescence d’un groupe qui ne se meurt pas.
De cette fulgurance qui se mue à travers le reflet hétéroclite de ses sonorités et qui prend le chemin d’un rock évocateur plus ou moins classique (« Identikit ») ou d’une épure lyrique et somnambule (« True Love Waits »), A Moon Shaped Pool devient la retranscription d’un équilibre. L’équilibre d’un couple qui marche sur un fil au-dessus d’un vide clairsemé. Celui qui voit s’accorder le sens de l’expérimentation musicale et l’instinct mélodique explicite. Et de ce point de vue-là, Radiohead garde son rang, celui de leader d’un rock raffiné, d’une pop à la léthargie électronique éblouissante. Radiohead a toujours un coup d’avance.
Les tentatives électroniques du groupe notamment à partir de Kid A et Amnesiac articulent la coagulation artérielle d’un groupe qui n’a cessé d’avancer. « The King of Limbs » et ses aspirations électroniques froides était aussi indescriptible que repoussant dans son envie dévorante d’en découdre avec l’influence suffocante d’un Thom Yorke hallucinatoire. C’est alors qu’A Moon Shaped Pool revêtit alors le costume de sage, pleine de respiration et déploie son songwritting passionnant de complexité et de clairvoyance. Les modulations d’un tempo à l’autre et la cadence rythmique se veulent beaucoup plus fluides, plus langoureuses et souples que syncopées. Les cordes nerveuses et les grondements de « Burn the Witch », les notes de pianos laconiques de « Daydreaming » ouvrent l’album et charment directement, à la première lecture, par la justesse du trait et par cette immédiateté de l’émotion.
La société et son modernisme, son actualité, son anxiété, il en est question et Radiohead s’avère carnassier dans sa capacité à comprendre, à examiner le monde et sa musique contemporaine. « Tinker Tailor Soldier Sailor Rich Man Poor Man Beggar Man Thief » et ses nappes inquiétantes renvoient avec splendeur au travail de Trent Reznor et d’Atticus qui recouvrent les films David Fincher (« The Social Network » et « Gone Girl ») avant de se finir sur des mélopées orchestrales de toute beauté. Comme dans le clip de « Daydreaming » réalisé par Paul Thomas Anderson, A Moon Shaped Pool divague de pièces en pièces, vagabonde dans une œuvre monde qui s’échappe aux allures de subconscient extrêmement visuel. Sans renouer avec ses grands standards et ses hymnes graves, Radiohead délie ses chaines de laboratoires ambulants et fait coopérer des guitaristes cristallines avec des tourbillons de pianos.
La voix de Thom Yorke est dépouillée de toute irrégularité, devient douce et humaine, émouvante et belle, sans jamais chercher à être réconfortante dans sa souffrance latente, grâce à des paroles touchantes et pleines de remords. Il ne minaude plus et l’impact se fait tenace, l’émotion reconquière une aspérité beaucoup plus nuancée. Au côté de cette voix, les chansons sont organiques, illustrent toutes un voyage différent tout aussi visuel qu’onirique dont les traces des crocs restent à vif sur la peau. Glass Eyes avec ses orchestrations cinématographiques apostrophe cette pop minimaliste de « Carrie and Lowell » de Sufjan Stevens.
Et dans l’ajustement de toute cette symphonie, Radiohead brouille les pistes, caresse avec délicatesse ses changements de rythme, ses montées en tension « trip hop » qui ne se dérobent pas comme sur le funambule « Ful Stop » ou la songerie mentale « Decks Dark », avec une basse insaisissable à la Joy Division ou Portishead. Cette piste est sans doute le sommet de l’album. Aussi beau qu’un Hou Hsia Hsien, A Moon Shaped Pool est principalement une réussite par la symbiose de sa production, par la variété de ses textures qui s’incorporent en harmonie malgré ses motifs de batterie plus modestes et par ses compositions architecturales extatiques qui ramifient les nombreuses lectures possibles d’une œuvre à la fois labyrinthique et monolithique.
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le 12 mai 2016
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