Après le succès du 1er album, étrange et inimitable, la voie du Floyd semblait toute tracée. Mais voilà, Syd Barrett, son leader et principale inspiration du groupe, est de plus en plus incontrôlable et vit dans une dimension parallèle (conséquence de ses abus et peut-être aussi de problèmes psychologiques antérieurs, l’un n’arrangeant pas l’autre). Il fait des blagues aux 3 autres membres pendant les répétitions, devient catatonique pendant les concerts (quand il n’oublie pas de venir !), peut jouer une seule note durant un concert, se barre au milieu d’une importante session radio de la BBC et il daigne à peine bouger les lèvres pendant un play-back télé dans l’émission American Bandstand. Même le garder comme simple auteur-compositeur, ce qui avait était envisagé par Waters au départ, n’est plus envisageable. En tout cas, la décision est prise de le remplacer en mars 68 (ils y pensaient depuis quelques mois). Barrett va quand même participer au 2e album du groupe bien que sa présence soit limitée.
Ce disque voit aussi la venue de son remplaçant en la personne de David Gilmour, un vieil ami musicien de Cambridge. L’intégration de Gilmour au sein du Floydest progressive. En janvier, Roger Waters invite David à les rejoindre tout d’abord sur scène pendant que Syd garde son rôle de chanteur. La maison de disques peine à préserver le même intérêt pour le groupe lorsqu'elle apprend que ses membres prévoient de mettre à la porte Barrett, déjà considéré comme son leader. C’est en avril 68 que commence l’élaboration de ce nouvel album, entre noirceur et psychédélisme. Une seule de ses compositions, “Jugband Blues”, se retrouvera sur « A Saucerful of Secrets » (Waters en rejette deux autres – largement piratées depuis–, les envoûtantes “Vegetable Man” et “Scream Thy Last Scream”). L’album semble enregistré à la va-vite, mais on y entend les autres membres du groupe arriver à maturité en tant qu’auteurs de chansons. Un des sommets est “Remember a Day”, de Wright, sur lequel on retrouve la superbe guitare slide de Barrett qui donne des frissons et trace une ligne de partage entre sa pop elliptique, fantasque, onirique et le psychédélisme plus contrôlé qui viendra plus tard ; « Set the Controls for the Heart of the Sun”, de Waters, est un autre chef d’œuvre et il annonce ainsi les voyages à venir vers les espaces lointains, avec ses volutes d’orgue, de vibraphone et de grosse caisse. Le morceau éponyme, un instrumental de douze minutes de tension intense et à l’orchestration riche se terminant par un splendide son d’orgue planant typiquement “Pinkfloydien” et de magnifiques choeurs, donne sans mal l’impression de l’envol d’une Soucoupe de secrets. Mais le moment le plus déjanté et le plus émouvant en même temps est bien « Jugband Blues » qui termine l’album comme un adieu de Syd, sur fond de fanfare militaire. Quant aux paroles de cette chanson, elles sont bouleversantes : “I’m most obliged to you for making it clear that I’m not here” [Je vous suis très reconnaissant de bien faire comprendre que je ne suis pas là], chante Barrett, comme s’il prenait la porte pour sortir. Le groupe ne sera plus jamais le même. Cet album pouvait-il se conclure par un autre morceau ?
« A Saucerful of secrets » garde un côté obscur, mystérieux et touchant. Le Floyd est obligé désormais de se débrouiller sans son leader charismatique. Gilmour prend ses marques avec brio (le final de « Let there be more light » par exemple). Tout n’est pas parfait et ne pouvait pas l’être vu les circonstances de ces sessions mais une nouvelle aventure commençait, encore incertaine à ce moment-là. Beaucoup de fans du 1er album décidaient de se détourner du groupe, sa maison de disques avait aussi de sérieux doutes quant à l’avenir. Cependant, les 4 musiciens y croyaient plus que jamais et en écoutant cet album, on voit bien une nouvelle route se profiler à l’horizon.