Adore Life
6.2
Adore Life

Album de Savages (2016)

Fragments cabossés sur le discours amoureux

Après l'éclat et la nervosité de Silence Yourself, un premier album coup de poing paru en 2013, et une quantité de buzz assez phénoménale autour des prises de position du groupe sur leurs concerts, réputés nerveux et intenses mais entourés de quelques règles à suivre pour le public (pas de smartphones par exemple), le quatuor féminin vêtu de noir Savages revient avec le très attendu Adore Life, un disque plus sombre et plus varié que son prédécesseur.


Contrairement à ce que laisse présager sa belle pochette pour le moins explicite (le poing refermé comme celui qui frappe, levé comme celui qui lutte), Adore Life, au titre pas si ironique que cela, renferme peu d'uppercuts envoyés directement dans notre tronche. L'ouverture sur The Answer est en cela à la fois judicieuse et trompeuse : le morceau est une grosse baffe dont le riff puissant et tourbillonnant a presque quelque chose de heavy metal dans l'esprit. Chanson menaçante jusque dans ses paroles "If you don't love me, you don't love anybody", réflexion sur la jalousie qui ronge et le besoin de violence que peut susciter le désir - un étonnant contrepoint à la thématique plus intellectuelle de Silence Yourself qui citait Cassavetes et évoquait les violences conjugales - The Answer est un single parfait qui lance le disque sur les chapeaux de roue, en annonce la substance thématique (dix variations sur la chanson "d'amour") en même temps qu'il place le curseur de nos attentes peut-être un peu trop haut pour la suite.


Il est pourtant permis de lui préférer le titre suivant, le très efficace Evil, qui débarrassé du riff rouleau compresseur qui pouvait en rebuter certains sur The Answer, nous replace dans un post-punk beaucoup plus classique et sans fioritures, pour ainsi dire martial. Le titre décolle vraiment lorsque Jenny Beth (de son vrai nom Camille Berthomier) se met à vociférer "Evil, evil, evil, evil..." comme entrée dans une transe extatique - qui rappelle d'ailleurs de l'hymne du groupe, Husbands. Parmi les autres temps (très) forts de ce second album, citons également I Need Something New, un titre puissant dans la même lignée que Evil et qui traite de l'addiction que peut créer l'amour ainsi que du constant besoin de renouvellement, ou de chair fraîche pour parler crûment. Quant à T.I.W.Y.G., deuxième extrait de l'album à avoir été diffusé par le groupe, il poursuit dans la veine menaçante sur laquelle s'ouvrait le disque avec un phrasé particulièrement nerveux et rapide de la chanteuse quand elle développe l'acronyme qui donne son nom au morceau : "This is what you get when you mess with love." Au coeur de cette poignée d'excellents titres énervés et percutants, une chanson se distingue des autres et donne son nom au disque. Adore, torch-song émouvante et calibrée pour vous mettre à la fois mal à l'aise et vaguement déprimé, dévoile une nouvelle face de Savages, que l'on devine être sans doute une émanation musicale plus intime de Jenny. Sa performance angoissante et fragile habite ce titre dépouillé mais théâtral qui culmine dans ses deux dernières minutes où la formule "I Adore Life" devient le véritable mantra du disque, finalement une ode aux aspects les plus écorchés et les moins reluisants d'une relation amoureuse. Là encore, le style du morceau et son interprétation assez dramatique pourront déplaire, et le disque, très bien accueilli par la presse étrangère, semble un peu plus froidement reçu en France, ce qui me paraît plausible au vu de certains choix artistiques sans doute minutieusement calculé par un groupe sur de son image comme de son marketing.


Ajoutons à cela une poignée de titres moins marquants sans pour autant être mauvais (When In Love, Slowing Down The World) qui viennent juste ajouter leur petite pierre à ces fragments sur le discours amoureux, ainsi qu'une étrange expérimentation sonore en guise de coda: Mechanics et ses bruits industriels saturés en boucle sonore qui scande avec morgue que le désir n'a pas de sexe, message engagé et important pour un morceau dont la forme interroge. Adore Life est un disque sombre et complexe, où le groupe essaie de dresser un portrait contemporain et lucide de l'amour aujourd'hui, en forçant parfois un peu trop le trait et en surjouant peut-être ses louables intentions. Heureusement, grâce à une production puissante et une flopée de titres vraiment convaincants, l'ensemble tient remarquablement la route et réussit le pari de faire évoluer le son agressif mais un brin monolithique du premier disque vers quelque chose de plus nuancé. Reste à voir si Savages tiendra toujours ses belles promesses sur scène, où d'ordinaire elles excellent.

Créée

le 28 janv. 2016

Critique lue 462 fois

9 j'aime

Krokodebil

Écrit par

Critique lue 462 fois

9

D'autres avis sur Adore Life

Adore Life
EricDebarnot
5

L'émotion vitrifiée

Comme son médiocre prédécesseur, "Adore Life" pose un problème relativement inédit : alors que Savages est un remarquable groupe "live", puissant, spectaculaire, convulsif, on ne sait que faire de ...

le 14 mars 2016

6 j'aime

2

Adore Life
Francois-Corda
8

Critique de Adore Life par François Lam

C’est l’album le plus sulfureux de ce premier semestre 2016 Les quatre filles de Savages prouvent avec Adore Life que le post-punk, à l’instar du punk avec White Lung, peut être aussi rugueux que...

le 15 sept. 2018

Adore Life
JulienMaurey
10

Critique de Adore Life par Julien Maurey

Vous souvenez-vous de cette petite bande d’animaux qui nous chantait Love Is All avec Roger Glover en 1974 ? Bien que tout droit sortis de leurs dessins animés, ils avaient grandement raison et...

le 10 sept. 2017

Du même critique

Rush
Krokodebil
8

Le bec de lièvre et la tortu(rbo).

Pourquoi aimé-je le cinéma ? On devrait se poser cette question plus souvent. Elle m'est venue à l'esprit très rapidement devant ce film. Avec une réponse possible. J'ai d'ailleurs longtemps pensé...

le 29 sept. 2013

129 j'aime

12

Mister Babadook
Krokodebil
7

Mother, son, wicked ghost.

La cinéma australien au féminin est fécond en portraits de femmes un peu paumées, ou complètement névrosées. Il y a les héroïnes têtues et déterminées de Jane Campion, les monstres effrayants (Animal...

le 31 juil. 2014

105 j'aime

10