Imaginez un peu : nous sommes en mars 1972, j'ai 15 ans, et voilà une paire d'années que j'explore la musique (en commençant, logiquement, par les Beatles..), avec mon cousin, qui a le même âge que moi. Nous découvrons "Harvest", une véritable bombe dans nos vies d'ados provinciaux bien isolés... (presque) à égalité avec la découverte de "Ziggy Stardust" quelques mois plus tard. Nous sommes abasourdis par ce que nous entendons, et en quelques semaines nous achetons "Neil Young", "Everybody Know this is Nowhere" et "After the Goldrush", qui tournent en boucle sur nos platines. "After the Gold Rush" se place alors en pole position, à égalité avec "Harvest", dans notre "Top Neil Young", qui va être bien bousculé au cours de la longue - et magnifique - carrière de Neil. Et de notre longue - et un peu moins magnifique - vie de fans…
2018 : 46 ans plus tard, ça ressemble à quoi, "After the Goldrush" ? Eh bien, je me souviens encore par cœur de chacune des mélodies, de chacune des paroles, de chacune des orchestrations de ce disque que l'on se doit de qualifier d'immense, même s'il est aussi immensément intime. Curieusement, je l'avais trouvé un tantinet trop sucré à l'époque, trop gentil pour Neil, dont nous percevions déjà qu'il abritait derrière sa dégaine cool de "post-hippie" des démons autrement plus noirs : cette impression s'est diluée avec le temps, et l'album est devenu un classique indiscutable, avec sa succession stupéfiante de chansons parfaites (je fais une exception pour la reprise du vulgaire "Oh Lonesome Me", chanson country banale au texte larmoyant indigne, qui permet de juger par comparaison du talent de Neil compositeur et parolier…). Il y a évidemment au premier plan "After the Goldrush" et "Don't let It Bring You Down", à tomber par terre, et "Southern Man", éclat électrique dans la ligne directe de "Down by the River" et "Cowgirl in the Sand" de l'album précédent. Mais tout le reste est presque du même calibre, et constitue sans doute la meilleure collection de chansons que Neil ait jamais rassemblée sur la même galette.
Le seul bémol que l'on peut apporter à un album aussi gigantesque, c'est sans doute sa production, basée sur le choix - discutable quand même - de mettre un bémol à l'énergie de Crazy Horse, et de faire du piano l'instrument central de "After the Goldrush". Ce qui est assez drôle, c'est que c'est le tout jeune Nils Lofgren, futur guitar hero flamboyant de Springsteen et de Neil Young (logique…) qu'on a mis dernière le piano ! Mais cette production "soft", pour ne pas dire "édulcorée" fera avec le temps la singularité de l'album, surtout si on le compare avec les tendances à la brutalité ou bien à la rusticité qui caractérisent 90% des albums suivants du Loner.
Il existe dans les "Archives" de Neil des versions - live ou studio - supérieures de la majorité des chansons de "After the Goldrush", mais il nous sera impossible d'oublier que c'est ici que nous les avons entendues pour la première fois. Et que nous sommes tombés éperdument amoureux en 1972 de ce mince et sombre jeune homme, allongé sur un canapé à l'intérieur de la gatefold sleeve du vinyle, qui chantait des chansons aussi sublimes avec une voix d'enfant (d'ailleurs, chantera-t-il jamais aussi bien que sur cet album ?).
"Time fades away", nous dira Neil peu de temps après, en abordant la première période sombre de sa carrière : peut-être, mais "After the Goldrush", bande-son parfaite d'un film imaginaire dont il vaut beaucoup mieux qu'il n'ait jamais existé, lui, ne pâlit pas, ne disparaît pas.
Heureux les adolescents de 15 ans de 2018 qui vont découvrir cette musique pour la première fois. Comme je les envie !
[Critique écrite en 2018]