Je traduis très humblement quelques lignes de l’excellente critique de Pitchfork :
“”Bliss” est inspiré d’une étude de 2010 (1) qui suggère que les patients atteints d'Alzheimer ont plus de facilité à mémoriser une information quand elle est associée à de la musique.”
Et à la fin du paragraphe où Mike Powell analyse la structure musicale de l’album, il conclut : “Kirby ne fait pas juste de la musique nostalgique, il fait de la musique qui imite la façon dont la mémoire fonctionne : fragmentée et évasive”.

Les titres des morceaux sont des perles. Et a l’instar du projet de l’album, ils font penser à des phrases entendues il y a longtemps, des formules étonnantes qui sont restées gravées dans notre mémoire, que le temps a déformé et dont il ne nous reste qu’un souvenir étrange, l’intention de départ étant devenue incompréhensible...

Quelques exemples : “The sublime is disappointingly elusive” (le sublime est inexorablement insaisissable...)
“I feel as if I might be vanishing”... (je me sens comme si j’étais sur le point de disparaître...)
“Mental caverns without Sunshine” (caverne mentale sans soleil)

Musicalement, ça fait penser à l’atmosphère de Bioshock ou à celle de l’Overlook Hotel de Shining (2), période de l’Entre-deux. Parfois on se sent dans le décor inondé du Titanic, où les fantômes de la première guerre mondiale se saluent dans une dernière parade, où les enfants jouent à cache-cache, et une mère seule les regarde comme elle regarde les géraniums de son jardin, aujourd’hui ils sont là mais bientôt ils seront morts...

The Caretaker reprend des vieux airs swing/jazz et les défragmente, comme si une bombe nucléaire était passé sur l’album, et qu’il fut sans doute, un jour, plus resplendissant : une couche de poussière, des couvertures de rayures sur chaque piste, la toux à l’infini de “mental caverns”, le silence au milieu des notes...

Si on peut attacher cet album à l’esthétique “steampunk” sans faire de contresens, ce n’est cependant pas du tout sous ce terme qu’il a été conçu. Au lieu d’avoir un univers foisonnant d’anachronismes et de détails bien pensés, on a plutôt l’impression de regarder, le coeur plein d’affection, dans un plan fixe sans effets, le visage d’une vieille personne qui a tout oubliée, et qui vit dans un éternel présent fait de visages familiers, et quand sa fille se penche vers elle pour l’embrasser, elle ne peut faire la différence entre les traits des milliers de visage qu’elle a croisé dans sa vie.
Cet album, ce sont ses souvenirs qui défilent sous son regard vide comme des diapositives dans un désert.

Les quatre notes ascendantes de “I feel as I might be vanishing”, passeraient inaperçues dans un morceau qui les enchaînerait parmi tant d’autres notes... Mais en les extirpant et en les répétant en boucle, comme les paroles gaga d’une vieille personne, Kirby nous fait ressentir tout autre chose : d’abord de l’inquiétude, une sorte de curiosité muette dans un décor en noir et blanc, l’inquiétude d’un enfant devant l’agonie de la vieillesse... puis, au fur et à mesure, un soulagement coloré, un étirement de plaisir débile, comme une dose de morphine.

Le titre de l’album, An empty bliss beyond this world, est en soi une belle déclaration d’abnégation d’un repos paisible avant la mort : “ un sourire béat, un bonheur vide, au-delà de ce monde. “

(1) : le lien de l’étude : http://www.sciencedaily.com/releases/2010/05/100512112314.htm : le traitement de la musique englobe un réseau neuronal complexe qui fait appel à toutes les régions du cerveau, qui sont plus lentes chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (MA) comparé au reste des zones du cerveau associées à la mémoire. Ainsi, un stimuli accompagné d’une musique et d’un enregistrement chanté peut créer une association mémorielle plus forte qu’un stimuli simplement accompagné d’un enregistrement parlé.
(2) : The Caretaker tire son nom de la scène des toilettes de Shining (“You’ve alwways been the caretaker”...)
Garfounkill
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le 14 juin 2014

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