« La presse racontait que, tourmenté de l’intérieur, j’étais à la recherche de moi-même, dans une quête sans fin. Tout cela me convenait très bien. J’ai sorti un album (un double), après avoir filtré n’importe quoi dans une passoire. J’y ai mis ce qui était resté au fond. Puis j’ai réfléchi et j’ai récupéré le reste dans l’évier pour l’enregistrer aussi. […] J’ai supposé que si l’on rejetait mon œuvre, la même chose m’arriverait, le public m’oublierait. »
– Bob Dylan, Chroniques (volume 1)
En 1970, Bob Dylan est un artiste idolâtré mais acculé. Prisonnier d’un engrenage médiatique que sa retraite à Woodstock n’a pas suffi à enrayer, l’homme ne parvient pas à mener une vie paisible avec femme et enfants. C’est donc dans ce contexte que le barde fit paraître Self Portrait, un double album qui, à défaut d’être réussi, cristallisait plutôt bien ses aspirations d’alors : écorner le mythe Dylan pour mieux enterrer le messianisme absurde de la contre-culture. Certains, d’ailleurs, ne s’en sont jamais remis !
L’album, ponctué de trop nombreuses reprises (dont quelques emprunts au répertoire traditionnel), avait bien du mal à soutenir la comparaison avec les autres réalisations de son auteur, toutes cruciales. Quand l’authenticité des prises n’était pas noyée sous des strates d’overdubs (beaucoup d’arrangements symphoniques assez irritants !), c’était l’interprétation bancale de Dylan qui faisait de Self Portrait un disque plutôt indigeste. Plus de quarante ans après sa sortie, voici que le dixième volume des Bootleg Series se propose de revenir sur les sessions de l’époque 1969-1971. L’épicentre du séisme justement.
Autant le dire tout de suite, Another Self Portrait exige que nous laissions toutes nos certitudes au vestiaire. D'ailleurs, on devine déjà la mine ravie du fan qui ne soupçonnait pas l'existence de ces bandes – sans doute déjà disponibles sur des pirates de piètre qualité – et qui les découvre ici, soigneusement compilées en 35 titres. Cette foule de démos, inédits, prises alternatives et autres versions dépouillées ou enrichies d’overdubs recèle donc son lot de splendeurs country-folk ("Pretty Saro", "Thirsty Boots", "Spanish is the Loving Tongue", "Belle Isle" ou cette étonnante version de "New Morning" et sa section de cuivres très Stax, etc.) mais, à vrai dire, la magie du disque est ailleurs. Dans l'intimité des prises, du côté des aspérités. À l’évidence, la flamme est vacillante mais toujours intacte, le vrai luxe consistant par exemple à écouter Dylan travailler une mélodie, avancer plus ou moins à l'aveugle, alterner différents motifs à la guitare puis jongler avec ses intonations avant de réinventer complètement la chanson un peu plus loin. Parfois, d'une prise à l'autre, toutes les cartes sont redistribuées : les arrangements, la mélodie, le phrasé, la voix et même les paroles. C'est le cas de "Went to See the Gypsy" qui sera amputé, sur New Morning (1970), de cette phrase sublime : « I contemplated every move, or at least I tried ». On ne pouvait mieux résumer l’affaire. Parfait.