Y aller avec le dos de la cuillière n'est pas vraiment dans les manières du californien Tyler, the Creator. Tout comme le rappeur ne serait pas non plus du genre à tirer sur l'ambulance, mais bien de la détruire à coup de lance roquette. S'il faut parfois plusieurs albums afin de réellement cerner la personnalité d'un artiste, sur Bastard, Tyler prouve immédiatement qu'il n'a pas sa langue dans sa poche et il n'y va pas par quatre chemins. Alors qu'il n'est encore qu'un rookie, ses premiers mots de sa mixtape de 2009 sont un gros coup de gueule contre des rappeurs du circuit qu'il juge illégitimes ou des sites et autres blogs qui ne parleraient pas de lui, alors qu'il clame composer et produire ses morceaux lui-même. Le décors est planté.
Cette attaque n'est pourtant que l'arbre qui cache la forêt. Le reste de la mixtape fait rentrer l'auditeur dans la tête du rappeur pour un véritable voyage au bout de l'enfer, où la démence et la folie règnent en maître. Il n'y a guère d'autre place pour l'optimisme ou la joie de vivre sur cet album, encore moins pour l'amour qui se retrouve assassiné de la manière la plus crue dès que l'on croit discerner une lueure d'espoir. Bastard, la mixtape bien nommée, est sombre, pessimiste, cruelle, mais si réaliste, qu'elle en devient fascinante. La faute à un californien d'à peine 18 ans, qui signe avec cette mixtape une arrivée fracassante dans le monde du rap américain. Accompagné d'une bande de dégénérés tous plus fous les uns que les autres, et grâce à un charisme à tout épreuve, il va tordre le coup aux dictacts mainstream du rap américain, pour créer son propre univers, autant musicalement que médiatiquement.
Tyler Okonma va incarner l'arrivée d'une nouvelle génération de rappeurs dans un monde où les anciennes gloires commencent à se faire vieux et où les artistes qui squattent les hauts des charts tournent un peu en rond. Le sang frais arrive donc de la côte ouest; pas de Compton, de Long Beach ou d'Inglewood, mais de la ville de Ladera Heights. La Californie est d'ailleurs bien le seul point commun que le rappeur partage avec les vétérans de la scène de cette partie des Etats Unis. Quand des Dr. Dre ou Snoop Doggy Dogg aimaient flâner en low riders avec Uzi et filles peu dociles, Tyler lui, préfère glander, faire du skateboard, et emmerder le monde. Une vie qui ressemble à celle de milliers de jeunes californiens de son âge, sauf que Tyler semble en avoir vécu tout autant. Car Tyler, the Creator c'est d'abord une voix. Grave au possible, qui exprime à elle seule des blessures profondes comme une haine immense envers le monde mais qui n'arrive pas à cacher des sentiments et une honnêteté palpables. Une voix qui ne peut pas laisser indifférent et qui interpelle peu importe sa sensibilité musicale. Au fur et à mesure que les rimes sont débitées, l'auditeur se retrouve pris au piège de cette voix et de l'atmosphère qui s'en dégage et lui donne envie de connaître la fin de l'histoire malgré la crudité des paroles.
Une voix hors du commun, une ambiance particulière, et un franc-parlé de derrière les fagots, le californien semble avoir toutes les armes en main pour entrer dans l'arène du rap américain. Mais il est un jeune du XXIème siècle, et il est bien décidé de se servir de toutes les possibilités que son époque lui offre pour mieux la marquer de son empreinte. Et avant de commencer quoique ce soit, il ne tient pas à le faire seul. Plus de quinze ans après qu'un certain RZA ait créé une nébuleuse de moines shaolins rappeurs, créant un raz-de-marée sur les charts, le californien a compris lui aussi que l'union faisait la force et c'est pourquoi il va créer l'un des collectifs les plus intéressants de ces dernières années au nom aussi dément que son esprit ; Odd Future Wolf Gang Kill Them All ou plus sobrement Odd Future. Composé d'autres jeunes californiens tous plus tarés les uns que les autres, le collectif s'aggrandira avec les années et comprend à sa genèse en 2007, Hodgy Beats, Left Brain, Matt Martians, Jasper Dolphin et Casey Veggies. Tyler endosse la casquette de leader incontestable, s'occupant avec les années des pochettes, clips et visuels sur les vêtements des membres du groupe, créant à sa manière sa propre communication et visuel permettant de les différencier au premier coup d'oeil. Tout en jouant sur une image très colorée et décalée, contrairement à leurs textes assez sombres et crus.
Tyler ne compte pas s'entourer de jeunes talents et tenter l'aventure sur le marché de la musique américaine comme le font déjà ses adversaires, il va donc passer par l'outil qui est devenu indispensable pour communiquer et se faire connaître ; Internet. En plein début du web 2.0, et en leader prêt à montrer la voie à ses soldats, il se lance le premier dans le grand bain avec son projet solo. Bastard voit alors le jour sur la toile le jour de Noêl 2009 gratuitement en téléchargement légal sur le site Internet de Odd Future, tout comme la première mixtape du collectif, "Odd Future Tape" un an auparavant. Cette démarche est la preuve que le rap américain était à une époque charnière, celle de l'importance et de la toute puissance du web. En plus de devoir faire avec le téléchargement illégal, les rappeurs de tous bords et surtout les plus anciens doivent compter sur une concurrence de plus en plus forte et la gratuité de la musique sur le web. Avec de plus en plus de choix, l'internaute se retrouve en position de force, forçant les rappeurs à être plus attractifs et inventifs afin d'attirer son attention.En proposant sa musique gratuitement sur le web, Tyler pouvait alors prendre la température du public, et voir si celui-ci était réceptif ou non à son travail.
Même si à y regarder de plus près, Tyler semble y avoir toujours cru dur comme fer sans jamais douter. Et ce depuis que lui et sa clique enregistraient leur mixtape dans la cave de Taco avec le micro de la caméra de leur ordinateur. Il se dégage de ce jeune californien un charisme incontestable, qui s'impose dès qu'il ouvre la bouche ou apparaît à l'écran. Une confiance en lui ajoutée à un laxisme et un je-m'en-foutisme assumés qui peuvent faire passer Tyler et sa clique pour de simples petits merdeux, fiers d'enchaîner paroles toutes plus odieuses et crues les unes que les autres. Odd Future est alors bien plus que ça, et leur comportement semble beaucoup plus étudié et réfléchi, même s'il ne fait aucun doute que chacun doit être pareil sur disque que dans la vie. Une image très bien contrôlée, ammenée par leur leader Tyler, à la maturité surprenante et qui est capable d'être vulgaire et incontrolable dans la seconde qui suit.
Mais cela n'est pas si facile et cette confiance en soi cache un mal bien plus personnel que l'ignobilité de ses paroles. Après avoir commencé les hostilités en insultant son monde dans le silence le plus complet au début de sa mixtape, c'est avec la suite du titre éponyme que l'auditeur découvre la deuxième face du rappeur, beaucoup moins reluisante voire impensable, venant de ce personnage si particulier. Les 6mn restantes de "Bastard" permettent d'introduire un personnage à la voix grave et modifiée, un certain Doctor TC, qui s'adresse à Tyler pour lui dire qu'il va devoir parler de lui, et que pour se faire, trois sessions seront nécessaires. Facile alors d'imaginer ce Doctor TC assis à son bureau peu éclairé, avec face à lui, un Tyler muet, ne voulant pas révéler ce qu'il a sur le coeur. Pourtant, après que l'adulte ait insisté, le silence qui régnait jusque là est rompu par des notes de piano à glacer le sang et par les premiers mots de Tyler que l'on peut imaginer débitant ses paroles en regardant dans le vide. Car dès qu'il prend la parole, il y a de quoi prendre peur et se demander comment le rappeur fait pour être encore en vie ou même s'il est bien psychologiquement stable.
Les notes de piano sont jouées en boucle et créent un sentiment de dépression et d'insécurité. Mais ce n'est rien à côté de ce que Tyler évoque dans chacune de ses rimes. Frustration sexuelle, parcours scolaire chaotique, sentiment de ne pas valoir un clou, pensées suicidaires parcourent ce morceau -ainsi que l'album entier- mais un thème va revenir et devenir la pierre angulaire des textes de Tyler; l'absence de son père. Très vite l'auditeur apprend que le rappeur a été abandonné très tôt par ce père qu'il n'a jamais connu, expliquant cet amour inconditionnel pour sa mère et cette rage dévastatrice, comme cette immense dépression. Pas étonnant que dans les derniers mots du morceau, Tyler souhaite lui dire tout le mal qu'il pense de lui, laissant le docteur presque sans voix devant ce qu'il vient d'entendre.
A tel point que cette fulgurance dans la violence verbale qui était déjà présente dans les premiers morceaux d'Odd Future et dans le reste de cette mixtape passe plus pour une façade que le californien essayerait de se construire pour ne pas faillir et montrer ses faiblesses. Bien qu'il ne cherche pas non plus à les dissimuler. Bastard va alors jouer sur ces deux visages du rappeur, donnant aux 55 minutes une ambiance partagée entre émotion à fleur de peau, violence verbale exacerbée et réalisme à faire froid dans le dos. Difficile alors de définir réellement Tyler, the Creator; ni vraiment un anti-héros, ni un martyr, il donne l'impression de n'être qu'un jeune de 18 ans avec des problèmes de jeunes de son âge, mais à une puissance décuplée, comme s'il avait vraiment vécu plusieurs vies.
Finalement sa phrase "I'm not an asshole, I just don't give a fuck a lot" dans le moceau "Assmilk" résume sûrement le mieux ce qui se passe dans la tête du rappeur. Ainsi le génial "French!" en featuring avec Hodgy Beats, laisse les deux amis avoir le langage le plus fleuris possible dans la plus grande impunité -l'expression "french" désigne en américain un langage grossier- sur une instru aussi crade que les paroles qui y sont débitées. Bass lourdes au possible, notes de synthétiseurs montées au maximum créant un aspect saturé et sale, et batterie qui perce les tympans, cette instrumentale est l'une des plus lourdes et oppressives de l'album. Si les paroles de Tyler sont importantes pour essayer de cerner le personnage, les mélodies sont également un point essentiel dans l'image du californien qui considère Pharrell Williams comme un "père spirituel" et un modèle. Dire que Tyler a inventé un son dans le rap américain serait extrapoler, mais il convient de dire qu'il a réussi à trouver une couleur musicale et une manière de créer des sonorités qui lui sont propres. L'influence du leader des Neptunes est visible dans l'utilisation de synthétiseurs, donnant soit un côté smooth ou crade mais surtout électronique aux morceaux de l'album, avec ce qui semble être une influence ou restes du G-Funk des '90s. L'une des grandes forces dans leur composition est la façon qu'a Tyler de proposer différentes sonorités au sein d'un même titre. "Odd Toddlers" n'est pas l'un des meilleurs morceaux de la mixtape pour rien et propose à lui seul trois moments musicaux différents. Très bien mené par une batterie qui sait accélérer quand il le faut, une ligne de basse discrète, des sons clairs de synthés et surtout cette voix féminine superbe, le morceau est une merveille. Tyler n'hésitant pas à le laisser durer jusqu'à ce que la musique s'éclipse, pour enchaîner avec le fameux "French!", la subtilité façon Odd Future.
"Assmilk" avec Earl Sweatshirt est également un parfait exemple de ces sonorités qui peuvent se rencontrer et s'allier à merveille. Chaque rappeur ayant son instru personnelle, celle de Earl restant très smooth et douce tandis que son partenaire arbore une instru plus lourde. Ces changements de sonorités permettent de peser et de balancer des paroles qui sont la plupart du temps crues et violentes. Une intinuation par la musique qui permet une approche des morceaux plus accessible que si les instrumentaux étaient tous très opressants. Des titres comme "Sessions", "VCR/Wheels", ou "Blow" sont des titres smooth, se rapprochant plus d'une ambiance jazzy que du rap hardcore et ressemblent presque à des morceaux d'amour normaux. Il ne faut cependant pas s'endormir sur ses lauriers, la sournoiserie de Tyler n'étant jamais très loin. Comme le titre "Sarah" qui pourrait être la version californienne du "Kim" d'Eminem et qui montre que l'habit ne fait pas le moine. Là où le titre du Détroiter était basé sur une instru démeusurée, celui du californien est composé de boucles de notes de synthé rapides, donnant à la fois un côté malsain et groovy. Malsain car le titre raconte une fiction où Tyler séquestre une fille qui n'aurait pas voulu de lui, en rentrant dans les détails; du flingue qu'il lui met sur la tempe, à l'arrivée de la police à la porte de sa cave. Titre qui permet de confirmer l'attirance du rappeur pour les serial killers et autres joyeusetés du même genre ainsi que le goût parfois spécial pour ses thèmes de morceaux.
Bastard est une parfaite introduction à l'un des artistes les plus fascinants et intéressants de ces dernières années du rap américain. Genèse d'un artiste qui a su s'imposer avec sa propre personnalité et univers tout en redonnant un peu d'air frais à une musique qui en avait besoin. Considéré comme des opportunistes ou des artistes surestimés par certains,il n'empêche que les membres d'Odd Future, Tyler en premier, ne laissent pas indifférents. Conscient d'avoir construit quelque chose de rentable et d'apprécié, Tyler renforcera encore plus ses troupes, permettant à chacun de s'exprimer différemment, mais toujours avec l'influence de leur leader sur leur travail. Car si Odd Future avait déjà enregistré des morceaux en 2008, dont deux qui se sont retrouvés sur Bastard, -Odd Toddlers et le très bon Slow it down- c'est bel et bien avec cette mixtape de Tyler que la machine du collectif au complet est lancée.
Un rôle de leader que le rappeur assume tout en changeant les règles archaîques des vétérans du rap du pays de l'Oncle Sam, surtout de la côte Ouest. Pas d'histoires de gangsters, de fusillades entre gangs, le rap de Tyler fait entrer l'auditeur dans la tête dérangée de jeunes adultes à qui il arrive des évènements basiques dans l'ensemble. Seule la façon de le raconter est exagérée au possible, faisant passer les rimes et paroles crues du rappeur pour un énorme délire, mais suffisamment bien mis en scène pour que la question de la provocation gratuite se pose. Dans un désir de choquer plus que de faire réellement du mal, Tyler ne cherche sûrement qu' à emmerder le monde, ne voulant pas risquer de couler son pacours musical, ainsi que celui de sa clique qui compte tellement sur lui. La preuve lors du dernier morceau "Inglorious", où le rappeur tombe encore le masque et redevient ce garçon de 18 ans conscient de son talent, de cette célébrité qui lui tend les bras, mais qui sait également qu'il ne pourra jamais se défère de cette douleur infligée par l'absence de son père. Tyler ne pouvait pas mieux choisir son pseudonyme, il est bel et bien un créateur de génie, mais lourd en est le fardeau.