Comment aborder l'impressionnant fossé séparant les deux premiers albums de Rejjie Snow ?
Les trois années séparant "Dear Annie" de ce "Baw Baw Black Sheep" semblent à elles seules bien insuffisantes pour expliquer la métamorphose du rappeur dublinois. Le titre d'ouverture, "Grateful", nous prend instantanément à revers. Doux accords de piano, voix enfantine demandeuse de comptines, ode à la gratitude... où est passée la furie émotionnelle qui faisait de Snow l'une des étoiles les plus noires de la galaxie hip-hop ?
C'est qu'en trois ans cette chère Annie a eu le temps de grandir. Rejjie aussi. En 2021 ce dernier est désormais père d'une petite fille et ses dernières productions semblent la preuve parfaite pour illustrer la paternité comme changeant inévitablement un homme.
"Dear Annie" sonnait comme la douloureuse errance d'un individu ne trouvant pas sa place dans la société, répétant jusqu'à la lie son obsession pour une femme comme si la seule manière d'exister était de se faire satellite d'une planète plus grande pour nous, dont l'immensité nous fascine tout en menaçant à chaque instant de nous écraser. Baignant dans une atmosphère à la fois lascive et mélancolique, l'album portait la marque de l'émotion brute et des nerfs à vif.
"Baw Baw Black Sheep", c'est une autre histoire. Littéralement. Plus aucune trace du passé ne semble présente. Pas même la moindre petite cicatrice attestant d'un recours à la scarification. Il y avait pourtant de quoi faire, vu la tendance de Snow à remuer le couteau dans la plaie.
J'aime à penser que la paternité l'a aidé à mettre un terme à sa quête autodestructrice. L'album sonne comme un apaisement nouvellement trouvé, où le confort malsain de l'obsession est troqué contre le sentiment de sérénité accompagnant l'acceptation du changement. Les morceaux en deviennent plus courts, moins portés sur les envolées que la constitution d'un milieu agréable. Rejjie est aidé en cela par la voix suave et androgyne de Cam O'bi, présent sur la majorité des titres, contrastant avec le timbre bien plus âpre du dublinois. Le tout conserve l'aspect intimiste propre à Snow, permettant à l'auditeur d'entrer dans l'univers personnel du musicien sans pour autant se sentir comme un étranger.
Aucun titre ne sort véritablement de l'ensemble. Est-ce pour autant un problème ? Rejjie garde son approche singulière : une grâce juvénile, une légèreté bienvenue qui rend l'enchaînement des morceaux tout à fait confortable. On pourrait dire que cela manque de surprises, de prises de risque, mais Rejjie reste un jeune père et ces derniers sont toujours très occupés par leur nouveau rôle pour se donner ailleurs. Il faut du temps pour construire un papa, il faut du temps pour affiner un album. Ce dernier se clôt sur "I Just Wanna Be Me", ode à la découverte de soi et à l'acceptation, enjoignant l'auditeur à ne pas désespérer devant l'approche de la fin, puisque celle-ci est toujours le commencement d'autre chose. Sans la nommer, Rejjie Snow nous illustre une vérité parfois difficile à entendre : on ne peut grandir qu'en rompant avec le passé.