Beautiful Freak
7.4
Beautiful Freak

Album de EELS (1996)

Chroniques de la mort du disque - Chapitre 1

1994: LA FÊTE EST FINIE


Mes premiers jours de disquaire ne laissent planer aucun doute, tous mes nouveaux collègues sont affirmatifs: l'âge d'or est révolu. J'entre dans une maison jonchée de reliefs odorants et encombrée de denrées éventées, témoignant d'une splendeur mourante. La fête est finie au moment où je la rejoins. Les excès, les libertés, les grands moments sont déjà derrière nous.
Selon mes amis fêtards qui ont survécus à la grande nuit orgiaque, il ne me reste plus qu'à goûter du bout des lèvres des fonds de verres dont les bulles viennent de finir de s'évaporer. Et sourire avec eux aux évocations -nombreuses- des exploits passés. Un sentiment d'impunité désormais condamné au souvenir ému et un peu honteux, quand le disquaire pouvait tout se permettre, ou presque, par rapport au client. Dormir au comptoir d'accueil, cuver son vin en début d'après-midi et faire comprendre que ce n'était pas le moment de troubler ce repos nécessaire, converser pendant trois heures avec un client spécialiste des mérites d'un album import dont trois personnes au monde ont entendu parler, ou mépriser ostensiblement celui dont on ne partage pas les goûts exigeants.
La grande époque du
- c'est bien le dernier Goldman ?
- J'espère.


La chaine de magasin de disques que je rejoins le 13 juillet 1994 ne maitrise pas, c'est le moins que l'on puisse dire, l'art de l'acronyme heureux. Elle n'a rien trouvé de mieux que de donner à son service import le nom de FIS et déploie au moment de ma venue la GUD (pour gestion unitaire du disque), ce qui me permet de passer un premier été à poser des étiquettes sur les CD.
Mon premier jour de travail, attaqué avec une gueule de bois carabinée, est immédiatement suivie d'un jour férié.
J'aime spontanément la société que je viens de rejoindre.


Le souvenir de mes premières semaines de travail n'est pas troublé par le seul voile de la nostalgie. Se superposant à lui, une couche supplémentaire est depuis venue doubler le filtre opacifiant: personne, ou presque, parmi les clients ou les vendeurs de cette époque n'arpente plus les allées des rayons disques avec la même démarche. Les amateurs de musique, passionnés ou non, ont à cette époque peu d'autres options que de la consommer. Facteur aggravant, à part être abonné à un fanzine hypra-spécialisé, seuls trois ou quatre canards (Best et Rock'n' Folk, un peu Télérama, et peut-être Diapason pour le classique) permettent d'accéder à de l'info spécialisée. Le reste, c'est la chasse réservée du vendeur. Qui passe de longues heures à papoter avec les représentants de maisons de disques avides de faire découvrir dans les bureaux du magasin et offrir toutes les nouveautés à venir.
Et quand tout ceci ne suffit pas, il reste Tracks, la bible du disquaire pré-internet, un bottin de plus de mille pages écrits en caractères de pattes de mouches permettant de savoir sur quels albums on pouvait trouver tels morceaux, quelques soient leurs reprises.


Côté technique, nous sortons du premier âge. J'ai tout juste le temps de participer au dernier inventaire entièrement réalisé à la main et à la voix (l'un dicte quand l'autre transcrit), et les commandes de réassort se font de manière empirique: un tiroir ouvert, une main sur les bacs, on note sur son catalogue éditeur le nombre de pièces à commander. Une fois par semaine, le repré passe récupérer le fruit de ce travail primitif, une mémoire vive très humaine augurant parfois l'efficacité numérique à venir: annoncer une référence de 7 chiffres lui permet de reconnaitre l'album à coup sûr. Ce système à la fois très imparfait et férocement chronophage nécessite des armées de bras, d’œil et d'expertise. L'informatique va rapidement balayer une partie de ces ressources.


Bien sûr, je me rends rapidement compte que tous, parmi les heureux élus, ne sont pas forcément à la hauteur du piédestal sur lequel je place spontanément les vendeurs spécialisés dont je partage l'activité. Franck est le premier à refroidir mon enthousiasme de quelques degrés, et ce dès ma première matinée. Alors que l'on me fait faire le tour de mon futur espace de jeu, je le vois reposer le casque de la TG sur laquelle il venait d'installer le nouvel album de Jean Ferrat, et se dire à voix haute "putain, il a une belle voix, ce mec !!". On me le présente dans la foulée: responsable de la section variété française. J'apprends assez rapidement que c'est à ce moment-là un rayon que personne ne réclame, et que Franck aime exprimer à voix haute tout ce qui lui passe par la tête, ce qu'un minimum d'estime de soi aurait du lui empêcher de faire.


Le reste de l'équipe ne manque pas de personnages hauts en couleurs et bien plus fréquentables: il y a Pascal, rentré le même jour que moi (et dans le même état), qui n'hésite pas à étaler les disques dans l'allée de circulation quand il a besoin de savoir si toute la discographie de l'artiste est bien là, et qui constitue des piles sauvages de CD en bout de gondole s'il lui manque des bacs. Il y a Marc qui aime tellement la culture américaine que l'on en vient à croire parfois qu'un léger fumet de fumier l'entoure, ce qui nous donne la furieuse envie de placer deux portes de saloon devant l'entrée de "son" allée. Thierry, l'obligatoire fondu de rock sixties garage indé qui ne peut jamais se déplacer sans ses boots pointues et ses chemises bariolées. Hugues, spécialiste des musiques et des femmes du monde, capable de dénombrer d'un seul coup d’œil le nombre de disque que l'on porte en pile au bras. Laurent, l'autre brit-pop spécialist, mais en conflit amical ouvert avec nous pour ses amours récents: le petit con ne respecte rien, en refusant ingénument les arguments d'autorité que propose confortablement l'histoire. L'effronté ose comparer l'ancien au nouveau et relativise les mérites de tous (heureusement, l'âge le rattrapera vite). Et puis toutes les filles, aussi délurées qu'excentriques, Françoise, Nath et Laetitia, par exemple, qui jamais n'ont laissé dire qu'un gars pouvait écluser plus qu'elles au cours d'une soirée.
Je suis également confronté à la diversité des orientations sexuelles en m'apercevant qu'un bon tiers de l'équipe est constituée par des vendeurs qui sont exclusivement attirés par les clients de leur propres genre, garçons et filles dont certains deviennent rapidement mes meilleurs amis. Ce qui me permet de me frotter à des genres jusqu'alors inconnus, comme la techno et (un peu moins) le classique.
Cette petite armée mexicaine est bien entendu celle qui part systématiquement en dernier de toutes les fêtes et soirées, fréquemment organisés par le magasin ou les maisons de disque, et uniquement quand toutes les réserves d'alcool sont épuisées. Ou nous sont refusés.


Mes premiers contacts avec la clientèle sont une source inépuisable de plaisirs, ils m'apportent leur lot d'informations ou de joies. Pendant plusieurs mois, il ne se passe pas un soir sans que je ne revienne à la maison pour raconter à ma bien-aimée l'éclat de rire de la journée, qu'il s'agisse des quatre maisons de Vivaldi ou du disque de Jessye Norman recherché mais ou elle ne chanterait pas.
L'ex-étudiant au long-court que je ne suis plus (sept ans pour faire une licence laisse une idée de la qualité et la longueurs des fêtes organisées) et ex-musicien d'un groupe ayant écumé la région de Marseille ne pouvait rêver meilleur débouché. Je retrouve dans mon nouveau travail mes deux passions, inextricablement liées: la musique et la fête alcoolisée.


Parce que l'âge d'or dont je parle, il se passe surtout en dehors du magasin. Voilà donc une époque où le vendeur disque peut sortir tous les soirs ou presque (selon la région où il habite) écouter les meilleurs groupes, vivre les meilleures soirées pour pas un rond. Il suffit de demander pour obtenir n'importe quelle place de concert, que les maisons de disque s'empressent de vous offrir, quand elles n'organisent pas elle-mêmes des sauteries dont les prétextes sont aussi futiles que variés: la sortie d'un album, d'un film, la présentation d'un label, dans des lieux aussi exubérants que nombreux: un trois mats sur le vieux-port, une cave réputée, un mas retiré ou un bar à concert privatisé. Que nous ne soyons pas tous morts de surdité ou de cirrhose reste encore à ce jour un mystère.


Bien entendu, chacun a conscience que l'arrivée d'internet va bousculer les choses. L'accès à cette source déjà inépuisable de savoir renforce dans un premier temps la connaissance du disquaire (souviens-toi, www.ziqdepubs.com…), mais il s'agit d'un baroud d'honneur. Chacun, petit à petit, s'équipe et s'abonne.
Mais surtout, la fin de la période d'innocence et d'impunité arrive d'abord du côté des maisons de disques, qui sentent peut-être inconsciemment se profiler la fin de leur 30 glorieuses, et décident de tirer un maximum de lait de la vache qui va bientôt quitter le champs. C'est le début des opérations multibuy (disques à petits prix à acheter par paquet de 4) qui empêchera trop longtemps les responsables marketing de comprendre qu'un autre virage devra vite être pris sous peine de déclin inéluctable, et c'est surtout l'apparition massive des best-of, qui ne cesseront de paraitre (et re-paraître, sous des jaquettes différentes) accompagnés de campagnes de pubs massives. Une sorte de liquidation totale avant un changement d'époque.


Personne ne le voit alors, mais l'essor tout frais de la world-music et de l'électro seront les derniers mouvements musicaux susceptibles d'ouvrir de nouveaux rayons dignes de ce nom.
Nous sommes au milieu des années 90 et tous les éléments de la crise fatale sont réunis.


Les chroniques de la mort du disque, en huit chapitres.
Normalement.

guyness
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le 18 déc. 2017

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