Bellevue
7.1
Bellevue

Album de The Bobby Lees (2022)

Le second album des Bobby Lees reconduit la déflagration du premier avec une précision et une portée redoublée, confirmant le statut du groupe comme nouvel enfant terrible de la scène indie punk.

On avait ardemment kiffé le premier album des Bobby Lees, Skin Suit, petite taloche à fragmentation assenée en 2020 et saluée par Iggy Pop, Jon Spencer, Debbie Harry ou encore Henry Rollins, entremetteur de luxe pour la signature du groupe sur Ipecac Records, le label indé géré entre autres par Mike Patton. Formé à New York en 2017 par Sam Quartin, chanteuse et actrice de 23 ans flanquée de trois lycéens à peine majeurs et déjà surdoués du power chord atomique, le groupe explique son existence par la logique suivante : « La peur de ne pas le faire est finalement devenue plus grande que la peur de le faire ». Une formule qu’il serait judicieux de graver sur le fronton du portail menant à Bellevue, un titre en référence directe à la clinique psychiatrique jouxtant l’ancien domicile de la chanteuse, qui confie elle-même avoir longtemps souffert de troubles psychiques aggravés par sa consommation d’alcool. Si sa carrière musicale lui a finalement offert la sobriété, les démons d’antan sont toujours présents en tant que sources d’inspiration. Le garage punk des Bobby Lees est bien disjoncté du bulbe, hanté, toujours avide d’en découdre, et animé d’une énergie jamais très loin du désespoir. Vous fûtes prévenus.

Il peut parfois arriver qu’une non-surprise soit finalement la meilleure des surprises possibles. Si l’on doit être rationnel, Bellevue est clairement dans la lignée de Skin Suit, à quelques nuances près. Plus court, plus speedé, plus écumant des bajoues et plus fumant du croupion. Plus direct également, avec un son moins fuzzy pour encore plus de tranchant et de souplesse. Dig Your Hips caracole sur une basse infectieuse, secondée par des guitares stridentes qui doivent autant à Bauhaus qu’à Hüsker Dü. Voilà qui devrait bien faire cramer les planches en tournée. Cela vaut aussi pour Death Train qui, avec sa batterie galopante et sa basse fougueuse, se paie le culot ultime de swinguer à mort tout en conservant la délicatesse d’une séance d’acupuncture au marteau-piqueur. Have You Seen A Girl est une brochette sanglante trempée dans un bitume hardcore made in Washington, permettant de mettre le doigt sur ce qui a probablement raflé le suffrage d’Henry Rollins. In Low emprunte justement les riffs anguleux de Black Flag, tout en pulsant avec malice sur une cadence de psychobilly façon Cramps.

Little Table nous amène à un embranchement schizophrénique à souhait, doux comme un agneau frisé sur ses couplets, carnassier sur ses refrains dont l’orgue Farfisa menace de faire arriver Halloween avec un peu d’avance. Dans un registre bien plus linéaire, Strange Days démontre l’aptitude du groupe à tirer un mantra intense de quelques notes isolées, glissant d’un piano monolithique vers un shuffle qui sent bon le jus de caniveau. Le genre de petit délire théâtral qu’on désespère d’entendre un jour chez Starcrawler, mais que les Bobby Lees semblent capable de pondre immédiatement au saut du lit, comme un rot fortuit entre le premier café et la douche du matin. Fastoche. Le titre d’ouverture Bellevue et le single rageur Ma Likes To Drink cassent des bouches comme à la grande époque de Minor Threat, un programme qui n’admet aucune approximation formelle, et dans lequel la dextérité des Bobby Lees n’est plus à prouver. On est précis, agressif, lapidaire, énervé, plein de pisse et de vinaigre… ou on ne l’est pas. Entre le fiel et le miel, il n’y a pas d’entre-deux possible et c’est tant mieux. Sur un terrain moins contrasté, le country punk vaudou de Be My Enemy défend vaillamment les préceptes de l’Évangile selon Jeffrey Lee Pierce. La composition harmonique de la chanson n’a rien de particulièrement révolutionnaire, mais les hululements possédés de Sam suffisent amplement à tenir l’auditeur en haleine.

Monkey Mind est un délectable assaut glam punk avec une ligne de basse martiale, un piano sautillant quasiment jazzy et des guitares tuméfiées qui se cognent dans tous les sens. Un plaisir vénéneux, comparable à la satisfaction d’avoir brisé un tabouret de bar sur la nuque d’un malotru devenu trop relou après son sixième verre. Si l’on parle de violence, d’ailleurs, Greta Van Fake est exactement ce que vous supposez. Bien que l’opinion personnelle de votre serviteur sur le, hum, mérite (or lack thereof) de la bande de Hobbits pseudo-Zeppeliniens le prédispose naturellement à féliciter ce genre d’initiative hostile, il faut bien reconnaître que les paroles de cette diss track sont étonnamment spécifiques. Sans parler des bruits de vomissements qui ponctuent les couplets. Une transparence qui pousse à se demander quel passif désagréable peut bien exister entre les deux groupes. Une chose est sûre, les frères Kiszka en prennent plein la gueule. Vlan, paf, boum, c’est la fête du taquet. Pour continuer au rayon de la diatribe vitriolée, Hollywood Junkyard pisse avec vigueur sur la broyeuse vicelarde que l’industrie du film n’a jamais vraiment cessé d’être. Les arguments et métaphores de la chanson sont certes très prévisibles, mais il n’en est pas moins exact que la persistance du problème justifie leur réitération.

Là où un groupe comme Starcrawler a de plus en plus tendance à pousser son écriture vers des territoires qui diluent son potentiel, les Bobby Lees effectuent la manœuvre inverse, dégraissant leur son pour en livrer une version toujours plus pugnace et explosive. Il se trouve que les chansons sont également au rendez-vous, garnissant un répertoire déjà marquant après deux albums, à l’image de ce que nous avions récemment constaté chez Izzy and the Black Trees. Du côté des Bobby Lees, rien ne paraît forcé, contraint, affecté ou difficile. La lave en fusion coule avec une clarté d’eau de roche, sans jamais stagner ni refroidir, et c’est seulement quand elle nous arrive à l’entrejambe qu’on commence à se rendre compte que ça brûle pour de vrai. Et ça fait mal. Et on adore ça. Et on en redemande. Et, visiblement, on l’obtient. Car Bellevue est en définitive aussi bon que Skin Suit, sans pour autant s’en éloigner radicalement dans ses inspirations ou dans son écriture. Personnellement, je ne m’en plaindrai pas et j’aimerais inviter le commun des mortels à faire de même. Vous ne le regretterez pas, croyez-moi. Sur ce, je vous laisse, j’ai rendez-vous pour une nouvelle séance de thalassothérapie magmatique.

OrpheusJay
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le 26 oct. 2022

Modifiée

le 26 oct. 2022

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