- Alors qu'aux Etats-Unis, le public et la critique sont encore en pâmoison devant l'étourdissant Sign "O" the Times qui vient de paraître, une nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Prince prépare un nouvel album, qu'il sortirait "sans titre", dans une simple pochette uniformément noire, ne mentionnant même pas son nom. The Black Album. Si tôt après Sign "O" the Times ? Sans crédits ? L'info chatouille les milieux musicaux underground. Sauf qu'à quelques semaines de la sortie, Prince, en pleine ébullition, se persuade que l'album a été écrit sous influence maléfique, rappelle à son studio des centaines de milliers de copies déjà pressées et annule la vente. La Warner, elle-même sceptique quant au succès de l'album, n'objecte pas. Black Album devient l'album le plus piraté de l'Histoire. Comble, le Rolling Stone Magazine le cite parmi les meilleurs albums de l'année... Alors même qu'il n'a pas été sorti par voie officielle, et qu'il a été remplacé par son homologue soft, LoveSexy.
Si Sign "O" the Times (son album précédent) semblait plus ou moins né de l'amour passionnel de Prince pour Susannah Melvoin, Black Album l'enterre. Contrairement à ce que pourrait évoquer la noirceur environnant l'album et son historique underground, l'album n'est pas un disque immédiatement "sombre". Pas de musiques déprimantes, pas de passages larmoyants. Serait-ce même quasiment... Le contraire ? Il suffit d'écouter les furieux Le Grind ou Cindy C., les deux premières pistes du Black Album, pour se rendre compte que c'est bien plus complexe que ça en a l'air. C'est justement festif "à outrance", et trop pour être sincère. Prince, dans une passe visiblement sombre, prend un virage qualifiable de vraie folie furieuse.
Ce n'est pas pour rien si le premier titre envisagé pour le disque était The Funk Bible. Prince y crée ici un album funk tel qu'il n'en a jamais fait, et tel qu'il n'en refera plus. Grand-huit "hard funk", l'album se révèle presque éprouvant à écouter. Non pas dans la qualité étonnante et la maîtrise complète de la rythmique, mais dans cette frénésie ultra-funk quasiment sans répit. Sur tout l'album, une seule ballade, When 2 R in Love (que Prince jugera finalement meilleure sur LoveSexy, mais qui restera néanmoins sur Black Album, laissant la piste à l'identique sur les deux albums) - en minorité comparativement aux chansons agitées qui composent le reste de l'album.
La disque ne s'arrête jamais, entre un début du feu de Dieu (Le Grind), hautement dansant et sujet au déchaînement des corps ("Up and down, up and down, on the beat y'all, like a pony would" / "All the boys, grab a girl, get down on the floor" / "It's much too late 2 B shy" / "This party, this party, is gonna last all night"), enchaînant illico sur une suite diablement sexy (Cindy C., déclaration directe de Prince au mannequin Cindy Crawford, disant clairement qu'il veut coucher avec elle), le pamphlet explosif anti-hip hop Dead on It, un Bob George d'une effroyable audace, posant en quelque sorte les bases du gangsta rap qui explosera complètement quelques années plus tard, et un Superfunkycalifragisexy excessivement entraînant (sans doute le morceau le plus "accessible" de l'album, hystérie funky à souhaits).
S'ensuivent les deux morceaux finaux de l'album, ultimes délires ultra-funky, à commencer par un interminable jam affolant (2 Nigs United 4 West Compton), un quasi-instrumental de 7 minutes où le funk est seul maître ; puis le paroxystique Rockhard in a Funky Place, résumant par son seul titre la totalité de l'album, interprété par Camille (un des alter ego musicaux de Prince, soit lui-même avec une voix accélérée). Cuivres en avant, viol de guitare en direct : du "hard rock dans un endroit funky", puissance dix.
L'album sera finalement distribué officiellement par la Warner en 1994... Dans l'indifférence générale, les fans possédant déjà leur copie pirate, et les styles abordés (hip hop, gangsta rap) ayant déjà fait largement leur chemin et rendant les textes du Black Album - très obscènes - beaucoup moins choquants.
Black Album est un bond musical en avant, probablement inaccessible par les non-initiés. Un album rugueux, mais d'une richesse immense. Une oeuvre majeure ? Certainement. Une révolution ? Sans aucun doute.