La musique contenue dans cet album ne s'analyse pas comme le fait un observateur indépendant en marge, caché dans un coin de la scène, œil affûté, langue acérée. Vous devez laisser cette galette faire tomber vos défenses, répondre à son appel du pied, au tambourinement des basses dans votre poitrine qui cherchent à se substituer à votre cœur. Pour apprécier Blues For The Red Sun, il faut devenir Blues For The Red Sun.
Vaste programme... et pourtant.
Dès les premières secondes, on sent que Kyuss a décidé de donner un air de serpent à sonnette à son œuvre pour mieux vous happer. "Thumb" commence doucement, presque trop, c'en est louche mais donne tout de suite le ton. La lourdeur d'un son gagne en intensité jusqu'à ce que le chant habité d'un John Garcia qui hurle des paroles hallucinées et idiotes à la fois ("You've been burnt by my lighter") explose en même temps qu'une rythmique militaire et groovy à la fois soutient sa harangue. Et le morceau bascule ensuite dans un trip de riffs certes pas forcément très techniques, ni très construits, mais d'une expressivité telle qu'on se demande si en plus des musicos défoncés, les instruments ne se dandinent pas comme des bestioles en plein trip shamanique sous leurs mains ; dans une danse à deux têtes entre le musicien et son instrument qui se sacrifie, donne tout ce qu'il a dans le bois, dans les doigts de son maître. "Green Machine" vous cueille les tympans dès la première note sur une rythmique infernale, imposée par le duo Oliveri-Bjork. Cette fois-ci la machine est vraiment lancée. On citera quelques morceaux qui se détachent des autres comme le fabuleux "50 Million Year Trip (Downside Up)" qui passe par tous les états, avant de finir magnifiquement sur une mélopée onirique dans laquelle on s'imagine courant défoncé dans le désert entre rocailles et dunes avec ses potes. "Thong Song" fait la démonstration de l'organe de John Garcia qui, s'il n'assure pas toujours en live, est capable de transcender un morceau entier avec son timbre pierreux soutenu par la compo minimaliste de son compère Homme. On se demande parfois comment il peut donner une telle âme à des paroles qui, dites/énoncées/clamées par n'importe qui d'autres sembleraient vaines et vides. Le sommet de l'album est sans conteste ce "Freedom Run", véritable hymne à l'immensité du désert de 7 min 37 : psychédélisme et talent sont réunis. Accompagnés d'un ampli de basse et des martèlements aériens d'un Bjork inspiré – car que l'on ne s'y trompe pas, et une fois n'est pas coutume, c'est bien la batterie bling-bling du futur fondateur de Fu Manchu qui est la plus légère sur cette galette. Entre les enfers souterrains du déjanté Oliveri et les cymbales galactiques de Bjork, les deux autres se débattent pris dans l'étau, coincés entre terre et cieux, comme des hommes impuissants au milieu du désert qui chercheraient à échapper et à fusionner à la fois avec ce paysage magnifique. Parfait.