Jack White, au cours de sa déjà longue carrière, a fait tout son possible pour que nous le considérions à la fois comme un hurluberlu constamment à la recherche d'idées bizarres - mais en général plutôt drôles - et comme l'un des ultimes gardiens du temple de l'orthodoxie blues. Ce mélange paradoxal entre un n'importe quoi cartoonesque et un incroyable talent musical poursuivant l'héritage des plus grands musiciens nous a donné l'impressionnante œuvre des White Stripes, que l'on peut considérer avec le recul comme l'une des plus originales de ces 20 dernières années. Pas moins...
Depuis qu'il est seul, et qu'il a abandonné le rouge et blanc pour le bleu, Jack White a visiblement décidé de chercher d'autres formes, mais aussi d'autres discours. D'autres bizarreries sans doute. Après deux albums pas tout à fait convaincants mais intéressants, voici que ce nouveau "Boarding House Reach" le voit franchir d'un pas de géant plusieurs décennies de musique pour venir expérimenter hip hop, funk et bidouillages électroniques. Après un démarrage de l'album qui propose une transition sans doute nécessaire entre les racines blues et les sons contemporains ("Connected by Love" et surtout "Why Walk the Dog?"), Jack ouvre à fond les robinets de sa délirante imagination, et nous propose franchement sa propre vision de ce que la musique "devrait" être aujourd'hui, soit une sorte de chaos funky assez informe sur lequel il tente régulièrement de rapper sans craindre le ridicule.
Autant l'admettre, malgré notre immense admiration pour Mr. Jack White, tout cela, pour "audacieux" que cela soit, ne fonctionne pas vraiment. Les premières écoutes de l'album font naître en nous une curiosité légitime, et la surprise d'entendre se mêler sons électroniques, flow approximatif et solos de guitare incandescents fait oublier la superficialité des morceaux et le ridicule de nombreux textes, par ailleurs débités par Jack comme s'il s'agissait là de pensées très profondes (le terrible, au mauvais sens du terme, "Ice Station Zebra"). Le problème est que, après deux ou trois écoutes, on réalise que l'album, parfois même insupportable avec ses brefs morceaux de transition bavards, ne recèle guère de mystères… si ce n'est celui d'entendre un artiste majeur comme Jack White complètement en roue libre, s'imaginant sans doute que son public fidèle le suivra dans le moindre de ses délires !
"Boarding House Reach" se révèle donc assez vite une œuvre largement creuse, ne tenant à peu près debout que grâce à quelques instants où la furie innocente de jadis ressurgit derrière l'expérimentation gratuite. Il se conclut néanmoins sur deux chansons plus simples, plus sincères peut-être, "What’s Done is Done" et "Humoresque". Espérons que ce finale indique que l'ami Jack est arrivé au bout de son désir de (fausse) modernité, et qu'il reviendra la prochaine fois à plus de naturel, plus de simplicité… A plus de grâce aussi que dans cet album qui en manque singulièrement.
[Critique écrite en 2018]
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