Le CNN des favelas
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le 30 juil. 2022
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(publié initialement sur mon blog http://la-musique-bresilienne.fr)
Nous sommes en 1969. Caetano Veloso vit confiné à Salvador de Bahia. Le musicien vient de passer deux mois en prison avec Gilberto Gil pour des provocations qui ont déplu au pouvoir militaire en place. Lors d’un concert, il a brandi une banderole ornée du portrait d’un bandit récemment abattu par la police assorti du slogan Soyez marginaux, soyez des héros. L’heure de l’exil approche mais avant, il décide de sortir un dernier disque en forme de testament du tropicália. Il enregistre le squelette des chansons accompagné de Gilberto Gil à la guitare acoustique et envoie les bandes au producteur et arrangeur attitré du mouvement, Rogerio Duprat, qui les habillent pour en faire le fameux “album blanc”. Le dernier disque et sans doute le plus abouti de l’éphémère mouvement tropicália, né seulement deux ans plus tôt.
Durant ces deux années, Caetano Veloso et Gilberto Gil ont révolutionné la musique brésilienne, comme elle ne l’avait pas été depuis l’avènement de la bossa nova et comme elle ne l’a peut être jamais été depuis. Si on le présente parfois comme son fossoyeur, Caetano Veloso s’inscrit pourtant dans les suites de cette bossa nova qui empreigne totalement Domingo, son premier album. Le pape de la bossa nova et son idole, João Gilberto reprendra d’ailleurs les deux plus beaux morceaux de Domingo (Coração Vagabundo et Avarandado).
Mais Caetano Veloso rompt vite avec cette musique post-bossa nova qu’on n’appelle pas encore MPB. A juste titre, car si Chico Buarque produit des chefs-d’œuvre, d’autres commencent déjà sérieusement à ronronner. Ainsi, en octobre 1967, lors du festival de TV Record, Caetano interprète Alegria Alegria, accompagné du groupe de rock argentin, Beat Boys tandis que son comparse Gilberto Gil chante Domingo no parque. Une bonne partie du public conspue ces musiciens qui – sacrilège! – osent introduire dans l’immaculée musique brésilienne, de la guitare électrique, le symbole par excellence de ce rock jugé vulgaire et impérialiste. Dans les cris et les hués, le tropicália est lancé.
Le tropicália, entend justement rompre avec ce bon goût, ce sérieux, ce moralisme qui triomphe lors des festivals et au sein de la jeunesse estudiantine. Contre tous les “isme” qui fleurissent alors, ils nomment délibérément le mouvement “tropicália” et non tropicalisme (tropicalismo), terme pourtant passé à la postérité. Leur projet est bien résumé par E prohibido prohibir, inspiré du slogan parisien de mai 68 “Il est interdit d’interdire”, qui donne son titre au morceau que Caetano Veloso interprète l’année suivante au festival TV Record.
Car le tropicália ne s’interdit rien et dit oui à tout : à la bossa nova et aux Beatles, à la pop music et à l’avant-garde musicale, à la poésie concrète et aux ballades romantiques. Caetano Veloso réactive le manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade qui prônait déjà dans les années 1920 l’assimilation par le Brésil des influences étrangères, mais en lui donnant le parfum jouisseur et libertaire de la fin des années 60.
La hiérarchie entre ce qui est jugé de bon ou de mauvais goût est abolie, et Caetano Veloso revendique l’exubérance de Carmen Miranda et le kitsch de Roberto Carlos. Les frontières n’ont plus lieu d’être et Caetano Veloso peut chanter d’un même souffle et avec la même aisance tous les styles et toutes les langues.
Sur l’album blanc, on trouve ainsi, un tango argentin avec sa cascade de bandoleons (Cambalache de Discepolín) et un fado portugais où il chante des vers de Fernando Pessoa “Navegar é preciso; viver não é preciso” (Os Argonautas). Mais aussi des rock’n’rolls en anglais sous forte influence des Beatles période Sergent Pepper’s (The Empty Boat, Lost In The Paradise) et une bonne vieille samba-canção (Chuvas de verão de Fernando Lobo). Le Bahianais nous gratifie même d’un air de trio elétrico, la musique du carnaval de Salvador de Bahia, à l’époque cantonnée à cet État et qui conquiert tout le Brésil grâce au tube que lui offre Caetano Veloso (Atrás do trio elétrico).
Mieux, il mêle sur le même titre, chant traditionnel bahianais et les soli abrasifs de la guitare électrique de Lanny Gordin (Marinheiro Só, qui sera plus tard chanté par Clementina de Jesus). Il incorpore même sur l’album un succès de Chico Buarque (Carolina), désigné comme l’ennemi du tropicália, en un hommage pas très loin du pastiche de ce qui représentait alors pour lui le symbole de la musique adoubée par les élites conservatrices. Caetano Veloso et Rogerio Duprat poussent l’expérimentation dans ses retranchements avec Acrilírico un morceau parlé-chanté bourré de collages sonores.
Mais au sein de cet éclectisme revendiqué, c’est sans doute Irene qui incarne le mieux ce son et ce ton tropicaliste. Le morceau est écrit par Caetano Veloso en pensant à sa sœur alors qu’il est emprisonné. Ce bel appel à la liberté annonce son exil qui suivra immédiatement la sortie de l’album: ” je veux m’en aller, mes amis, je ne suis pas d’ici / je n’ai rien, je veux voir Irene rire / je veux voir Irene lancer son rire”.
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le 11 août 2021
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