Flower Boy dans les veines, Igor tatoué sur le cœur. On reste cette année dans les nuances de vert : après le « brat summer », place au « Chromakopia fall »? J’ai découvert Tyler, the Creator au secondaire, il y a quelques années de cela. Sa prose, son honnêteté ont eu le don, à l’époque, de bouleverser complètement ma vision du rap. Après avoir signé ce que je considère comme la plus grande suite d’albums du 21e siècle lancée par un seul artiste ou groupe (Flower Boy, Igor & Call Me If You Get Lost), Tyler, the Creator marque en cette fin d’année son grand retour avec Chromakopia. Le projet exacerbe à merveille ses questionnements identitaires de trentenaire, bien qu’il semble y manquer un brin de surprise dans la production.
L’album s’ouvre sur St. Chroma, nom de l’alter ego derrière lequel Tyler se cache dans ce projet. Les premiers mots du morceau sont prononcés par Bonita Smith, mère de l’artiste, qui agira comme un fil rouge tout au long de l’album, à la manière d’un DJ Drama dans CMIYGL. Les paroles, l’atmosphère de marche militaire : rarement a-t-on entendu Tyler, the Creator aussi déterminé que dans cette superbe introduction, certainement l’une de ses meilleures en carrière. Et pourtant, il ne faudra que quelques minutes avant que le rappeur californien ne sombre complètement dans sa paranoïa et dans sa peur de l’autre.
I think my neighbors want me dead
I got a cannon underneath the bed
Triple checkin’ if I locked the door
Motherfucker, I am paranoid
– Noid
Dans les paroles, Tyler se surpasse dans la première moitié de l’album. Darling, I est une magnifique ode entêtante à la toxicité de l’amour où le Créateur exprime qu’il n’arrête pas de tomber amoureux, alors que la monogamie, ce n’est pourtant pas fait pour lui. Tiens, ça nous rappelle un peu Igor.
Tyler, the Creator n’a donc jamais été aussi libéré et ouvert (écouter Judge Judy pour comprendre), mais il ne s’est à la fois jamais autant remis en question que sur Chromakopia. Le contraste avec le penchant bling-bling coloré et quelque peu superficiel de Tyler Baudelaire, son alter ego précédent, est absolument énorme. Affirmer qu’être célèbre ne comble pas ses besoins relationnels est une chose.
Yeah, my brodie had another baby, that’s like number two
They sharin’ pictures of this moment, shit is really cute
And all I got is photos of my ‘Rari and some silly suits
– Tomorrow
Affirmer, à travers une intervention parlée de sa mère, que son père qui l’a abandonné à l’enfance n’était peut-être pas dans le tort depuis le début en est une autre (Like Him). Quand on se souvient de toutes les injures lancées à l’encontre de son paternel dans Answer, en 2013, on réalise que l’évolution de l’être n’est pas seulement artistique. L’idée de devenir père à son tour est abordée par Tyler, the Creator d’une vraie main de maître, et avec beaucoup de finesse, dans Hey Jane. L’une de mes chansons rap de l’année, simplement. Il faut être humble, mature et terriblement à l’écoute du sexe opposé pour être capable de pondre un texte comme tel.
Je ne fais que lancer des lauriers à Chromakopia depuis les premières lignes de cette critique. Où sont les défauts de l’album, alors? Une poignée de chansons, sans être des « skips » pour autant, en bon français, ne montrent pas toujours la face la plus inspirée de la part de Tyler, the Creator. Sticky et Balloon sont quelque peu étranges tandis que Tomorrow est, quant à elle, assez générique. L’album, dans son ensemble, n’est pas le plus surprenant au niveau de la production. Ce n’est pas fondamentalement un reproche, Tyler excelle désormais dans ce mélange sublime entre la soul, le hip-hop et le R&B et peut choisir de se conforter dans son univers musical. Mais après avoir assisté à son évolution artistique éclair dans la première moitié des années 2010, peut-être que les fans de l’artiste espéraient tout de même se faire éblouir davantage par un son un peu plus différent et novateur? Peut-être espéraient-ils aussi avoir un album plus conceptuel et qui misait davantage sur le personnage de Saint Chroma? Les attentes sont propres à chacun.
Le disque se clôture sur I Hope You Find Your Way Home, magnifique ballade illustrant le talent du rappeur à choisir les instruments appropriés pour obtenir ce riche résultat. Bonita Smith, la voix pleine d’émotion, boucle la boucle en disant à son fils à quel point elle l’admire. Ce que n’importe quel enfant devrait entendre de la bouche de sa mère.
Chromakopia est le Mr. Morale & the Big Steppers de Tyler : un album qui ne mise pas sur des hits, mais qui doit s’écouter d’une traite pour bien comprendre où l’artiste en est rendu dans sa vie. Une pièce introspective ô combien importante dans la riche discographie de Tyler, the Creator. Si le disque est un cran en dessous d’Igor et de Flower Boy, une baisse de qualité de la part du Créateur se traduit tout de même par l’un des meilleurs albums de l’année. Avec un quatrième projet fort solide en sept ans, Tyler confirme pour de bon sa place au sein des meilleurs rappeurs de l’histoire contemporaine de la musique, aux côtés d’artistes comme Kendrick Lamar, Kanye West et… personne d’autre. Tyler, the Creator trône aujourd’hui dans le top 3 du 21e siècle, « that’s a fact now » (Rah Tah Tah).
[Ma note originale sur Le Canal Auditif : 8]
https://lecanalauditif.ca/critiques/tyler-the-creator-chromakopia/