Diamant brut et tête de gondole d’Odd Future aux détours des années 2010, Tyler the Creator a très longtemps cultivé son image de sale gosse provoc’ et trash, avant de comprendre que son salut artistique passait par son immense créativité. Un virage opéré en 2017 avec Flower Boy puis confirmé sur les deux disques suivants, IGOR (auréolé d’un Grammy) et Call Me If You Get Lost. Une mue sans se dénaturer qui l’a vu approfondir ce que l’on percevait depuis les débuts : un goût prononcé pour s’affranchir des barrières et aller là où ça le chante. Rap, funk, R&B, rock ou indie peu importe au final, tant qu’il peut y coucher ses tourments et troubles.
A ce petit jeu là, le dernier venu Chromakopia pousse le curseur encore plus loin. Dès les multiples teasers annonçant la sortie imminente du projet, Tyler appuie sur le visuel avec des mini scènettes et un clip (NOID) couleur sépia, liés les uns aux autres où on le retrouve affublé d’un drôle de masque pour un énième alter-ego. Musicalement, et c’est encore plus important, il n’est pas en reste évidemment, et se montre d’une inspiration sans commune mesure, lui qui en plus de rapper, compose toutes ses œuvres.
Là où précédemment il touchait du doigt des moments de grâce en accumulant les essais, il parvient ici à atteindre son dessein sur quasi chacune de ses frappes. L’introduction St. Chroma donne le tempo avec cette marche militaire sous paroles chuchotées avant de partir sur une douce mélodie qui va finir par s’écraser dans un fracas de basses saturées dont il a le secret.
Le schéma est même une sorte de fil rouge où tempêtes et accalmies se succèdent à la guise des switch beats de monsieur, effet qu’il maitrise désormais à la perfection. On peut passer du vacarme assourdissant de Rah Tah Tah, Sticky ou Thought I Was Dead à des morceaux moelleux entre soul et folk comme Judge Judy, Take Your Mask Off ou le poignant Like Him (que serait un album de Tyler sans un titre sur le trauma paternel ?). Ce dernier point est d’ailleurs le gros plus de l’opus : sur les précédents albums, les compositions alternatives bien que saluées pour l’esprit, manquaient parfois de fond et touchaient plus par leur naïveté. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et sont un travail rigoureux et minutieux assez bluffant. Il suffit de lancer NOID pour se rendre compte du champ des possibles: une grosse guitare électrique découpée, du sample africain, une voix claire, un synthé, mélangez le tout et vous obtenez un sommet de l’album.
C’est l’ensemble des petites idées et ajouts qui viennent casser toute linéarité et possibilité d’ennui. Alors qu’habituellement les featuring sont légions et servent plus d’appâts à écoute qu’autre chose, ici chaque apparition est une véritable plus-value sonore. Les backs de Daniel Caesar, de Willow Smith, Childish Gambino ou Santigold viennent accentuer une mélodie au même titre que n’importe quel instrument, en nombre là aussi (coucou la guitare de Steve Lacy ou la basse de Thundercat). C’est toujours dans le sens de la compo, toujours malin et la superposition marche à tous les coups.
Aussi à l’aise pour faire un tube en puissance R&B solaire comme Darling, I que pour clore son album sur une sorte de procession organique (I Hope You Find Your Way Home), Tyler est clairement au sommet de sa carrière et n’a qu’à surfer sur ses capacités d’orfèvre de la production désormais pour lâcher ses textes aussi sombres que l’est sa voix. L’évolution du garçon est aussi impressionnante que somme toute logique. Tout était là depuis le début, il a simplement fallu dompter la bête. Un peu du moins.
[Issue de la chronique sur Benzinemag]