Fin 80-début 90, Nobuo Uematsu et Koichi Sugiyama rédigent en synergie, chacun de son côté, la bible musicale du jeu vidéo de rôle japonais. Le genre est alors sur le point de faire définitivement sécession vis-à-vis de son cousin occidental à tous points de vue, une identité largement acquise à travers l'utilisation singulièrement riche et variée d'une musique en résonance toujours plus étroite avec la structure narrative du jeu. Alors qu'il n'existe encore dans le jeu vidéo pratiquement aucune nuance significative entre deux phases typiques et opposées, le calme par défaut et le conflit qui le trouble (ambiance/combat), il s'agit là mine de rien d'une petite révolution de mœurs.


De cette bible imparfaite vont cependant naître et s'inspirer quantité d’œuvres, de compositeurs et de pratiques : orchestrations, arrangements, concerts, prix, notoriété des musiciens... Autant de phénomènes aujourd'hui courants dans le paysage vidéoludique et qui doivent en grande partie leur démocratisation à l'avènement de cette famille si spéciale siglée JRPG. Une ombre géante a pourtant fini par se former au-dessus de nos têtes, planant sur celles des développeurs et déterminant l'essentiel de leurs travaux... C'est le spectre du stéréotype qui, partout présent, exerce une influence particulièrement lourde sur la production musicale du secteur qui nous intéresse. Or l'amateur le sait bien : à chaque situation spécifique rencontrée correspond un grand archétype musical. Démonstration par l'exemple...


Je sélectionne à chaque fois...


1) un morceau de Final Fantasy par Uematsu
2) un morceau de Dragon Quest par Sugiyama
3) un morceau tiré d'un RPG jap quelconque, choisi dans la multitude comme consolidation
4) un morceau extrait de l'OST de Chrono Trigger, ma victime dans cette affaire


Il est acquis depuis longtemps que chaque petit patelin virtuel (surtout celui du protagoniste en début de partie) nécessite, afin que sa routine débonnaire se mette en branle, un thème plein d'entrain et de tendresse. Important, la tendresse.
1) http://www.youtube.com/watch?v=6kYUs_3ixWM (FFII)
2) https://www.youtube.com/watch?v=vTaOz5nm7no (DraQue III)
3) http://www.youtube.com/watch?v=im6tbN9SZXs (Pokémon)
4) http://www.youtube.com/watch?v=6ffpauS93l8 (Chrono)


Aussi vrai que les allées d'un château n'existent pas sans leur démarche martiale et leurs trompettes solennelles...
1) https://www.youtube.com/watch?v=yauTLmRCtFI (FFV)
2) https://www.youtube.com/watch?v=4xf4zGab1Ag (DraQue VI)
3) https://www.youtube.com/watch?v=kvRMPQFwt7Y (Suikoden IV)
4) https://www.youtube.com/watch?v=XkVh7dB8Yg8 (Chrono)


... et qu'il n'y a pas meilleur moyen de stimuler son joueur face à l'inconnu qu'une map lumineuse et ouverte, chargée de promesses héroïques. Avec un zeste de gravité devant l'ampleur du périple qui s'annonce.
1) https://www.youtube.com/watch?v=22dnLh_Hic0 (FFVI)
2) https://www.youtube.com/watch?v=FTlyMi5l20I (DraQue II)
3) http://www.youtube.com/watch?v=VAw3lOoA7yQ (Terranigma)
4) http://www.youtube.com/watch?v=5ejTIgXexyg (Chrono)


Étape presque sacrée dans un JRPG : la scène de danse ! Ici la sélection-ci renferme une vraie diversité de registres, chaque titre opérant l'évasion folklorique à sa façon (valse, polka, jazz et percussions).
1) https://www.youtube.com/watch?v=kv0WP2e4Vi8 (FFVIII)
2) https://www.youtube.com/watch?v=p1C45Qhn_l8 (DraQue IX)
3) https://www.youtube.com/watch?v=k4ODub0LzZg (Earthbound)
4) http://www.youtube.com/watch?v=aWen1ghLfeQ (Chrono)


Notes mystiques et délicates pour un lieu ésotérique, étrange, en dehors du temps. Comme un rêve éveillé.
1) https://www.youtube.com/watch?v=e0_pEHftaGY (FFIX)
2) https://www.youtube.com/watch?v=-rMqZKVzmjk (DraQue VIII)
3) https://www.youtube.com/watch?v=pF_-dwe3e2Y (Tales of Phantasia)
4) https://www.youtube.com/watch?v=-hHpSlEz73k (Chrono)


Il y a un temps pour tout dans l'aventure. Danser, mais aussi aimer, pleurer et mourir. Pas d'inquiétude, une batterie d'airs plus pathétiques les uns que les autres est là pour faire face !
1) https://www.youtube.com/watch?v=Zawws-CGx4I (FFIV)
2) https://www.youtube.com/watch?v=RTqPIWd5MWc (DraQue IV)
3) https://www.youtube.com/watch?v=JAPsPlD7K_Q (Valkyrie Profile)
4) http://www.youtube.com/watch?v=YDH8izdv0Aw (Chrono)


Afin que cette critique reste lisible je me limite à ces six cas de figure ; on aura compris que la liste pourrait facilement grossir quatre ou cinq fois. Cette situation n'est pas problématique en soi, rares sont en fait les univers culturels, ou les comportements humains en général, à échapper à la constante du mimétisme. Dans le domaine de la création artistique différents biais permettent heureusement de dépasser le stade du rabâchement stérile. L'affranchissement radical vis-à-vis de la somme canonique accumulée, impossible à réaliser parfaitement et qui, sauf à être un génie visionnaire, laisse un vide bien difficile à combler. L'hybridation à partir d'emprunts à d'autres répertoires, pouvant résulter dans l'illusion du neuf ou procurer un authentique sentiment d'inédit.


Enfin, le plus réaliste et fécond à mon avis, l'assimilation, le "dépassement dans le cadre". "Dans" et non "du" cadre, quoique l'image atteigne assez vite ses limites. C'est l'apanage d'un talent brut que d'acquérir dans un ensemble de règles établi les outils qui lui serviront à le transcender. Voilà l'acte de création : un excédant inattendu, l'élargissement du monde connu. Cet acte, je soutiens que la paire de bonshommes ayant musicalisé les deux piliers du RPG nippon cités plus haut l'ont accompli en leur temps, ce qui, dans une certaine mesure et toujours en qualité de musiciens, leur a permis d'orienter le médium dans une direction nouvelle.


Disons-le tout net, ça n'est pas le cas de Yasunori Mitsuda avec la bande originale de Chrono Trigger. Des trois échappatoires à la répétition que j'ai brièvement exposées, lui ne choisit certes pas la première, loin s'en faut. Je crois l'avoir suffisamment étayé tout à l'heure. En recherche de reconnaissance financière au sein de son entreprise et finalement désigné responsable d'un premier grand projet en voie de production, le brave se devait de respecter un ensemble de consignes émanant explicitement ou non du collègue Nobuo, déjà sommité de sa discipline, et d'une culture musicale concernant le type de jeu en cause déjà bien ancrée au Japon suite à son explosion commerciale sur le territoire.


Il lui était possible en revanche de recourir à la deuxième stratégie : l'emprunt. Mother et Megami Tensei sont de bons exemples de jeux qui, à la même époque, mettent à profit l'originalité de leurs univers pour se distinguer au plan musical, picorant ici et là de quoi surprendre l'hôte derrière l'écran. Mitsuda reste extrêmement sage à cet égard et n'incorpore à sa mixture quasiment aucune trace d'exotisme instrumental ou rythmique par rapport à ce à quoi le rôliste consoleux moyen peut s'attendre. Le fait n'est pas nécessairement répréhensible pourvu qu'une autre forme d'audace, plus souhaitable à vrai dire, ne se fasse jour...


Mais l'audace ne semble pas être le fort du compositeur. Tout ça n'est plus de son ressort, l'homme manque d'un talent propre. Peut-être encore inhibé, conditionné, il échoue à fabriquer le monument d'OST qu'un cortège d'ultra-nostalgiques à travers le monde encense pourtant à la plus petite occasion. Quatre albums tirés ou inspirés du jeu en sont suffisamment garants : son culte s'étend et passe par le score que vous me voyez houspiller. Alors que, j'y reviendrai avant de clore ce modeste brûlot, je l'écoute sans déplaisir aucun, reconnaissant même à certaines pistes (dont quelques-unes parmi la dizaine écrites par Uematsu, c'est vrai aussi) assez d'efficacité pour y revenir à l'occasion. Pas plus.


Le plus contradictoire après tout ça, ce sont les déclarations rétrospectives de Mitsuda prétendant avoir voulu "créer une musique qui n'appartiendrait à aucun genre établi"... Je m'étonne aussi du fait qu'il ait réutilisé à cette occasion différents matériaux indépendants du projet Chrono, fabriqués alors qu'il n'était encore qu'ingénieur son. Est-ce précisément d'une démarche plus spécifique que le jeu a manqué ? Ne serait-ce que pour se différencier des trois Final Fantasy de la SNES dont il trahit souvent un air de faux jumeau ? Puisque le rapprochement est permis, et simplement pour la vaine beauté du geste, ajoutons que dans le domaine FFVI atteint des sommets créatifs que CT n'effleurera jamais...


En dépit de tout je m'avoue sensible à la cocasserie jouissive et déplacée de "Kingdom Trial" (habillant d'ailleurs la meilleure scène du jeu), à la complainte pieuse du "Manoria Convent", aux emballements militaires de "Guardia Castle" ou à la bonne humeur communiquée par le "Millennial Fair" du même royaume. Plus encore, je reconnais ma faiblesse devant un "Singing Mountain" inexplicablement absent du jeu et, tout au sommet, "Corridors of Time" me semble à même de figurer parmi les plus grandes réussites musicales sur consoles 16 bits. Une poignée de chanceux qui ne dérogent pourtant pas au constat global : Chrono est musicalement plan-plan.

Dunslim
6
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le 24 juin 2013

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