Milieu des années 90. Un jeune canadien, d'abord repéré par Steve Vai pour sa voix entre angélisme et hargne incontrôlée, refuse de remplacer dans le groupe Judas Priest celui qui était son idole, le Metal God Rob Halford. La raison est simple : il est impossible pour Devin Townsend de rester en place dans une machine aussi bien huilée, sa créativité débordant de partout.
- C'est cette année que sortiront ceux qui restent aujourd'hui ses deux chefs d'oeuvre. D'un côté Ocean Machine, un album que le temps retiendra comme un album solo, et de l'autre, City, premier réel album en tant que groupe de Strapping Young Lad.
Les deux albums se répondent. Ocean Machine est lumineux et beau, City est sombre et agressif. C'est la bipolarité du musicien qui s'exprime déjà. Celle artistique, qui sera une de ses marques de fabrique tout au long de sa carrière, mais également celle tout à fait littérale de son désordre psychologique.
Devin, par ces deux albums, nous apprend déjà une chose : la bipolarité n'est pas à confondre avec une scission de la personnalité, car si les deux œuvres de cette année 1997 n'ont a priori rien à voir, on a bien chez eux une base commune, amenant vite à penser que plus que des opposés, les deux musiques se regardent l'un dans l'autre comme dans un miroir.
Sombre et agressif, City l'est assurément. Mais à l'image de son frère, il est donc également lumineux et beau. Car City ne cherche pas la course à la brutalité. Même s'il y jette parfois un coup d’œil, il ne s'engouffre pas dans le puits de la lourdeur, de la vitesse ou de la technicité. City cherche avant tout à s'exprimer, plus qu'à rechercher une performance. C'est par cet aspect que City, sans participer à la course, la gagnera tout de même.
Qu'est ce que Devin cherche donc à exprimer sur cet album, pour obtenir cette violence assez unique dans le paysage métallique ? Les paroles donneront des indices pour trouver une réponse. Devin en veut apparemment à la Terre entière, enchaînant régulièrement les insultes envers l'auditeur. Dès le premier morceau, l'un des thèmes principaux sera celui de la destruction.
"All of you assholes can stay rotting here
I do not care, I will not be there"
Cette destruction de tout se traduit d'abord par la remise en place de l'émotion humaine en tant que mécanisme. "The human brain, an unbelievable complex of nerve cells that turns sound vibrations into pleasure", dit un sample du morceau Detox. Pour Devin sur cet album, les émotions ne sont rien. Il dira d'ailleurs : "I wish that I could sleep / And just get this over with / This is only high school bullshit". Il étirera même cette idée jusqu'aux aspirations les plus profondes : "So here's all my hopes and aspirations / Nothing but puke". La ville se fait alors symbole de cette idée, de cette déconstruction de l'émotion. Par la pochette avec des plans sur fond noir, ou encore avec l'un des premiers vers du premier morceau : "All I need is this city and this mind, and I will get by". Mais bien sûr aussi par la musique elle même, et cette forte influence industrielle de Ministry ou de Fear Factory, et leurs nombreux samples et bidouillages électroniques dans leur metal froid et mécanique.
Cependant, malgré cette idée, l'album sonne comme un débordement complet d'émotion, un jaillissement d'agressivité et de ressentiment. Car si Devin se plait à détruire tout ce qui l'entoure, c'est bien pour mieux reconstruire par la suite, avec comme base cette mécanique, ce monde urbain. Comme il le dit dans Home Nucleonics : "Technology will be the second coming", ou encore dans le deuxième morceau : "All hail the new flesh". Gloire à la nouvelle chaire, celle mécanique, qui permettra de se débarrasser des désirs impossibles à assouvir propres à notre nature consciente d'elle-même. Dans Underneath the Waves, Devin crie avec une force rageuse qui ne trompe pas sur le refrain : "Tired of fighting / Tired of waiting for fucking nothing".
Devin exprime donc un désespoir existentiel, appelant à tout détruire pour ne garder que sa propre substance, seule chose ayant de la valeur aux yeux du musicien. Une mise en valeur de l'ego pour se libérer de toute contrainte. Sur All Hail the New Flesh, il chante : "Hey man, I'm gonna fuck this shit up / No fear, no compromise, I want it all / I will never be afraid / I'll die for what I believe", et comme une explication de cette idée, il continue sur Oh My Fucking God : "Where everything is art, and everything is trying to express it", morceau où cette libération des pulsions humaines ("Sexuality, eroticism in asexual persuasions") finit par faire de lui un Dieu ("Oh I'm fucking God"). On retrouve donc le côté lumineux et beau de Ocean Machine par cette possibilité de libération de la condition humaine pour ne devenir que soi. En réponse à cette idée de contraste entre l'homme et sa substance, la production utilise un contraste fort entre la lourdeur des instruments et l'aspect grandiloquent et éthéré des nappes de clavier. Les morceaux suivent également ce contraste, puisque de passages énervés peuvent suivre de vrais moments d'émotion beaux à en pleurer, que ce soit le break mélodique et mid-tempo de Detox, ou le refrain fabuleux de Underneath the Waves.
L'album se termine sur une phrase prononcée par une machine. "Strapping Young Lad rocks my hairy anus". Parce que le groupe n'oublie pas le second degré qui a donné au metal certains de ses plus grands albums. Devin sait prendre du recul, car comme il le dit dans un autre de ses albums solo : "And music ? Well it's just entertainment folks !". C'est bien ce recul qui rend cet album si pertinent. Ce second degré qui permet à l'auditeur de complètement lâcher prise, et de se laisser porter par l'artiste qui ici, réussira à garder un équilibre parfait entre rage réelle et simple défouloir. Car finalement, c'est bien là que se situe le message de cet album : les émotions sont mécaniques, et ne sont donc pas à prendre au sérieux, mais étant réelles, il est important de les explorer. Un album où la luminosité saura se révéler aux yeux de ceux qui savent voir la beauté des sentiments les plus bestiaux.
Un chef d'oeuvre où la rage et le paisible ne cohabitent pas, mais sont des conditions pour permettre l'un à l'autre d'exister.