Computerwelt
7.7
Computerwelt

Album de Kraftwerk (1981)

Le Choc du Futur : comment Kraftwerk avait tout prévu avant tout le monde il y a quarante ans...


Hiver 1979



Florian Schneider, cofondateur du groupe de musique électronique allemand Kraftwerk va faire ses courses au centre commercial de Düsseldorf. En rentrant avec sa Mercedes, il pense s'arrêter au Café Bittner pour prendre une coupe de sa glace préférée, soit chocolat, accompagnée d'un club soda et de fraises fraiches. Sur le chemin, alors qu'il vient de garer sa voiture de luxe sur un parking, il passe devant la vitrine d'un magasin de jouet. Dans cette vitrine se trouve différents modèles de calculatrices Casio et Texas Instrument dont la grande nouveauté réside dans le fait qu'elles sont toutes dotées de hauts parleurs afin d'émettre des sons. Florian n'en croit pas ses yeux : après avoir mis tant de temps et d'énergie à utiliser les vocodeurs et tenter de maitriser le Votrax, un instrument de synthèse vocale rudimentaire et compliqué datant du début des années 1970, il a devant lui de quoi conceptualiser de nouveau ses recherches en synthèse vocale. Florian change ses plans, achète sur le champ deux modèles de ces calculatrices et fonce sur le quartier de la gare, au 16 de la Mintropstraße où se trouve le célèbre Kling Klang, le studio du groupe qu'il a construit avec son compagnon de toujours, Ralf Hütter. D'ailleurs, dans le studio, Ralf est justement en train de superviser les sessions d'enregistrement de nouveaux morceaux, tandis que Karl Bartos, percussionniste et désormais co-producteur officiel des albums de Kraftwerk, s'occupe d'actionner des séquenceurs. Florian, excité comme une puce, ce qui est assez rare au vu de son comportement assez monolithique et réservé, fourre sous le nez de Ralf ses nouveaux jouets. C'est l'illumination. Les trois hommes, qui composaient et jouaient avec leurs synthés sans but véritable tout au long de l'automne, vont enfin pouvoir donner un thème à leurs sessions : l'a démocratisation de l'accès à l'informatique par la miniaturisation et l'invention des réseaux de transfert de données. Le concept de Computer World était né, et il allait encore falloir attendre un an et demi pour voir le disque finalisé dans son ensemble.



"Am Heimcomputer Sitz Ich Hier Und Progammier Die Zukunft Mir"



Après le succès quasi colossal de l'album précèdent en mai 1978, The Man-Machine, Kraftwerk, pour des raisons pratiques et logistiques, refuse de donner une nouvelle tournée de concerts. Le matériel qu'ils utilisent est lourd et contraint aux voyages répétés, il a de fortes chances de ne pas fonctionner. A ce propos, la dernière tournée Européenne qu'ils avaient effectuées avant d'enregistrer Trans-Europe Express à l'automne 1976 fût un véritable calvaire : instruments mal réglés et soumis à des voltages aléatoires, roadies imprudents, matériel fatigué qui rends l'âme sur scène (cf leur concert à Lyon en 1976)... Pourtant, il était prévu pour eux qu'à l'automne de 1978, ils donnent quelques concerts afin de promouvoir leur nouvel album, certains promoteurs anglais avaient même commencé à vendre des tickets avant que le groupe annule complètement le projet.


Pour Ralf, Florian et Karl, les projets sont tout autres. Ils commencent dés 1979 à faire l'acquisition de matériel neuf, notamment plusieurs synthétiseurs Polymoog très couteux et assez fragiles mais dont l'acquisition allait être décisive pour la suite des évènements. Ils font ensuite appel à leurs fournisseurs habituels, le laboratoire Matten & Wiecher de Bonn, pour concevoir un séquenceur tout neuf, une nouvelle version du Synthanorma (visible ici) qu'ils avaient mis au point pour enregistrer Trans-Europe Express et The Man-Machine. Ils en profitent également pour passer commande d'une énorme boîte à rythme entièrement programmable, une nouveauté complète en 1979 puisque même les japonais Roland n'ont pas encore mis leur célèbre TR-808 sur le marché. Cette énorme nouveauté, le Friendship de l'usine MR.LAB, ne sera produit qu'à cinq exemplaires, dont celui qui sera finalement livré au studio Kling Klang à l'hiver 1979/1980. Si le son de Kraftwerk semble faire un bon futuriste en terme de production, c'est certainement grâce à cette machine alliée à la puissance de plusieurs synthétiseurs Moog modulaires permettant au groupe de programmer eux-mêmes leurs sons de batteries. Florian Schneider étant décrit dans des interviews par Ralf Hütter comme un "manique fétichiste du son", il est fort probable qu'on lui doive la plupart des sonorités et des techniques de production du disque qui est alors encore en cours de production. Finalement, c'est même assez fou de se dire qu'un album qui traite d'informatique de masse n'ait ironiquement pas été composé à l'aide d'un ordinateur.


Cette même année 1980, alors que Kraftwerk dispose à présent de plusieurs ébauches déjà bien fournies pour le nouvel album, Ralf et Florian, managers et leaders attitrés du groupe, sont confrontés à un problème de taille : comment reproduire sur scène une musique aussi alambiquée produite dans un studio hi-tech comme le Kling Klang ? Réponse : en embarquant le studio complet avec eux en tournée ! C'est à ce moment là que le quatrième membre "officiel" de Kraftwerk, Wolfgang Flür, rentre en jeu. Rendu au chômage musical forcé car son poste de "batteur/percussionniste" est désormais remplacé par l'usage de séquenceurs et de boîtes à rythmes, Wolfgang se voit devenir une sorte d'ingénieur/d'homme à tout faire pour Kraftwerk. Diplômé en électronique et en architecture, Ralf et Florian lui demandent alors d'imaginer un système modulaire et transportable afin d'emmener l'intégralité du studio en tournée. Il s'attache aussitôt à imaginer ce qui va devenir le "living room électronique" dont n'a cessé de parler Ralf en interview depuis : sur la forme d'un V inversé, les quatre musiciens contrôlent chacun une console située devant eux avec un ou plusieurs instruments reliés à des racks d'instruments et d'effets situés derrière eux, le tout étant agrémenté de miroirs, de néons et de contreplaqué chromé pour donner un aspect futuriste à l'ensemble. Pour parachever le tout, et parce que Ralf est obsédé par l'idée de musique cinématographique, Kraftwerk fait installer quatre énormes rétroprojecteurs Sony à raison d'un écran derrière chaque musicien sur lequel est diffusé des films synchronisés en temps réel avec la musique. Inutile de dire que c'est la mise en place de ce projet de studio transportable qui a pris la majeure partie du temps passé à concevoir ce nouvel album.


En mars 1980, Jean-François Bizot, journaliste français, rédacteur en chef de Actuel, futur créateur de Radio Nova et ami proche de Kraftwerk, est l'invité d'honneur de Ralf et Florian eux-mêmes au sein du studio Kling Klang pour conduire une interview complète et présenter à la presse mondiale leur nouveau projet. Bizot va donc avoir droit, en avant première, à un regard sur le "living room électronique" ainsi qu'à une ballade dans la Mercedes de Ralf entre Düsseldorf et Cologne ou il va entendre les ébauches de Computer World. Complètement subjugué, il va dores-et-déjà vendre le prochain album de Kraftwerk comme le choc du futur.



"Ich Bin Der Musikant Mit Taschenreschner In Der Hand"



Mai 1981, l'album sort enfin dans les bacs. Il est salué de partout, malgré l'attente énorme des journalistes, des critiques et des fans qui n'étaient pas (encore) habitués aux longues périodes de silence de la part de Kraftwerk. Computer World se vends relativement bien partout dans le monde.


Côté esthétique, le groupe continue sa volonté de déshumanisation du groupe Kraftwerk en n'offrant sur la pochette que les visages "binarisés" sur l'écran d'un ordinateur qui paraît déjà presque obsolète pour 1981. A l'intérieur de la pochette, on retrouve les robots introduits sur l'album The Man-Machine, soit en plein travail sur les instruments du Kling Klang, soit arborant fièrement les mini-instruments qui font le sel de "Pocket Calculator". Bien que la "robotisation" des musiciens fasse une fois encore parler d'elle, ce n'est pas ça qui va rendre le groupe populaire lors de la sortie du disque.


Ce qui va véritablement faire exploser la popularité et la légende du groupe, c'est la tournée qui va promouvoir la sortie du disque entre mai et décembre 1981. En l'espace de sept mois, Kraftwerk va visiter quatre continent et donner leur plus longue tournée pour l'époque. Ils débutent par l'Italie, l'Espagne et la France, puis une partie de l'Allemagne ainsi que certaines villes des pays de l'Est faisant partie du Bloc Communiste, le Royaume-Uni, quelques villes soigneusement choisies au Canada et aux Etats-Unis (et notamment Détroit, dont le concert va marquer à vie quelques Juan Atkins, Derrick May ou Kevin Saunderson qui, fascinés, iront inventer la techno quelques années plus tard), au Japon (ou ils vont faire la rencontre de leurs homologues des Yellow Magic Orchestra), en Inde, en Australie puis finalement en Allemagne, en Suisse, en Autriche et au Benelux. De manière aussi folle qu'absurde, Kraftwerk impressionne en embarquant l'intégralité de leur studio avec eux pour chaque date. La plupart des spectateurs les ayant vu sur cette tournée raconteront avoir eu l'impression d'avoir affaire au poste de commande d'un vaisseau alien posé dans une salle de concert. Tous les shows se ressemblent, la setlist est axée autour d'un certain nombre de grands classiques du groupe mais également l'intégralité de l'album Computer World, qui est joué chaque soir. La calculatrice Texas Instrument de Florian fait une apparition en tête d'affiche pendant les rappels, puisque le "fétichiste" du son de Kraftwerk en joue sur scène et propose même au public, ravi, d'en tapoter les boutons pendant la performance de "Pocket Calculator". A propos de la tournée et sur le plan logistique, malgré l'inexistence de matériel léger et compact, Kraftwerk avait déjà tout compris : rien de tel que son studio complet pour être le plus fidèle possible à la musique. Depuis, avec le développement des ordinateurs portables, la plupart des artistes et groupes électros embarquent l'intégralité de leur "studio" sur des Mac, des PC ou des tablettes, et Kraftwerk ne fait d'ailleurs pas exception. Pour 1981, c'était encore tout à fait nouveau et exceptionnel d'embarquer un studio sur scène. La taille et le poids du matériel de studio rendait bien souvent toute tentative impossible, malgré bien sûr l'existence de shows énormes aux logistiques monstres, comme les shows The Wall des Pink Floyd donnés la même année. Kraftwerk, là encore, fût un véritable précurseur en la matière.



"Automat Und Telespiel Leute Heuten Die Zukunft An"



Musicalement, Computer World est axé autour de cinq pièces : "Computer World", l'ensemble "Numbers"/"Computer World 2"; "Pocket Calculator", "Computer Love" et la suite "Home Computer"/"It's More Fun To Compute". Ces cinq pièces durent en totalité 32 minutes, ce qui fait de Computer World l'album le plus court jamais signé par Kraftwerk. Ergonomie et efficacité sont les maîtres mots ici, mais nous allons voir ici jusqu'à quel point.


L'album débute sur le morceau titre, "Computer World". Dés les premières secondes, on perçoit complètement l'évolution des techniques de productions du groupe via l'usage de matériel de pointe : jamais la musique de Kraftwerk n'aura sonné de manière aussi dynamique, aussi précise et claire. La séquence de basse fait naturellement écho aux percussions, tandis qu'une séquence mélodique se noie dans l'arrière plan musical, et que la mélodie principale, minimaliste mais pourtant si reconnaissable est jouée au Polymoog et recouvre l'ensemble. Cette mélodie, deux grappes de deux notes (sol/ré puis si/mi) devient un véritable leitmotiv, puisqu'on va la retrouver à l'issue de la première partie du disque, dans la piste "Computer World 2". Il s'agit là d'une des mélodies les plus reconnaissables de Kraftwerk, qui est certainement l'œuvre de Ralf Hütter, véritable mélodiste qui a très vite compris qu'il était beaucoup plus simple de faire passer un message à l'aide d'une mélodie simple et minimaliste plutôt qu'un ensemble baroque de notes qui étouffera davantage le propos, ce qu'il reproche d'ailleurs souvent aux autres groupes allemands de l'époque. "Computer World", dans son texte, les fameux "words" (pas "lyrics"), fait le constat d'une société dominée par l'informatique, elle même dominée par les organismes de renseignements du monde entier :



"Interpol et Deutsche Bank / FBI et Scotland Yard"
"CIA et KGB / Control Data Memory"



En 1981, alors que l'informatisation de la société fait encore doucement son chemin (remember la politique de "l'ordinateur pour tous" au début du premier septennat de François Mitterand en France), Kraftwerk sait déjà que toute information passée dans un serveur informatisé finira quoiqu'il arrive entre les mains des gouvernants. L'information, au même titre que l'argent, le commerce, la communication, les jeux ou même plus simplement les rapports humains seront intégralement propulsé dans le "monde d'ordinateurs" que Kraftwerk prophétise alors. Difficile de ne pas leur donner raison quarante ans plus tard.


Le titre suivant, "Pocket Calculator", marque une rupture nette avec le reste de l'album, puisque c'est le seul titre qui ne semble pas prévenir l'auditeur de la place que va prendre l'informatique dans nos vies. Beaucoup plus positif, aussi bien dans la mélodie que les thèmes abordés, "Pocket Calculator" fait cette fois-ci l'éloge de la miniaturisation dans un but récréatif. Tout simplement :



"Je suis l'opérateur du mini-calculateur"



Car oui, la chanson "Pocket Calculator" est déclinée et traduite dans une multitudes de langages, selon le pays de sortie du disque : français, anglais, allemand, italien, polonais, japonais et espagnol. Ces versions seront d'ailleurs adaptées pendant les performances live selon la langue parlée dans le pays visité. Cette déclinaison linguistique prouve une fois de plus que Kraftwerk se réclame comme un groupe du "Village Global", qui cherche à rassembler plutôt que diviser les gens entre eux. Il suffit d'écouter un enregistrement pirate du groupe au Japon pour comprendre combien cette chanson reste aujourd'hui encore une favorite des fans à travers le monde entier. C'est également une preuve de plus pour Ralf que "tout le monde est capable de faire de la musique", et ce, même avec une calculatrice de poche. D'ailleurs, certaines éditions limitées de l'album étaient vendues avec une calculatrice aux couleurs de Kraftwerk qui émettait des notes de musique en fonction des touches. Cet objet, rare, était également livré avec un feuillet permettant aux fans de jouer les mélodies de Kraftwerk selon les touches de la calculatrice. Autant dire que c'est pousser un concept jusqu'au bout...


La face A se conclue avec la suite "Numbers"/"Computer World 2". Les deux titres s'enchaînent logiquement via la présence continue du même riff rythmique, riff inventé par Karl Bartos (il en parle souvent en interviews) qui à lui tout seul va quasiment inventer le hip hop électronique. La rythmique reconnaissable de "Numbers" va rapidement devenir une base rythmique commune dans un certain nombre de titrés rappés aux Etats-Unis et dans le reste du monde, en témoigne le titre "Planet Rock" du rappeur Afrika Bambaataa qui reprends non seulement le riff rythmique de "Numbers" mais également la mélodie de "Trans-Europe Express". "Numbers", dans sa thématique, est à la croisée de la perception "Village Globale" et celle du contrôle total des informations par les sphères gouvernantes, en témoigne la transition vers "Computer World 2" avec le retour du leitmotiv mélodique évoqué plus haut. Les "words" des deux morceaux se limitent à la déclamation des chiffres 1 à 8, égrainés de manière à coller au tempo, dans des langages différents. Là encore, Kraftwerk énonce l'arrivée d'un monde dans lequel le numéro est roi et domine l'intégralité des rapports sociaux entre les ordinateurs, et donc les humains. Si le langage persiste, l'être humain est robotisé et aseptisé, remplacé peu à peu uniquement par des chiffres qui feront le travail à sa place.


Fort heureusement, après ce constat peu chaleureux, Kraftwerk entame la face B du disque avec, chose extrêmement rare pour le groupe, une chanson d'amour. "Computer Love", titre faisant partie des trois ou quatre morceaux intemporels du groupe avec "The Robots", "Radioactivity", "The Model" et "Autobahn", est une chanson de sept minutes découpée en deux parties, d'abord un passage lent et chanté, puis un outro enlevé à la rythmique plus soutenue. La mélodie, même si cela peut porter à débat, serait l'œuvre de Karl Bartos, ce qu'il laisse entendre dans son autobiographie et dans plusieurs interviews. Reconnaissable entre toutes, elle a connu plusieurs vies, surtout grâce au groupe anglais Coldplay qui en 2005 va la réutiliser pour son titre "Talk", avec le succès qu'on lui connaît. Toujours autant finement produit, les sons de synthétiseurs s'emmêlent les uns dans les autres, tandis que la voix blanche de Ralf déclame un texte évoquant un homme esseulé créant un contact amoureux avec un autre humain à travers un ordinateur. A moins que le narrateur ne cherche à créer un rapport amoureux avec l'ordinateur lui-même ? Quoiqu'il arrive, dés 1981, Kraftwerk annonce la mainmise de l'informatique dans les rapports humains, et surtout les rapports amoureux. Il ne s'agit pas là de prophétiser l'avènement des applications de rencontres, plutôt de promouvoir les facilités de communication entre deux êtres humains grâce à l'usage de l'informatique. Le ton doux-amer de la chanson laisse quand même entendre certaines limites, comme toujours avec le quartet de Düsseldorf...


Le disque prends fin avec la suite "Home Computer"/"It's More Fun To Compute". "Home Computer" retrouve tout d'abord, au moins dans le ton, la perception presque Orwellienne de l'informatique que le groupe laissait entendre au début du disque. La musique, métronomique à l'excès, est composée d'une ligne de basse là encore reconnaissable entre toutes parce que pillée depuis par quantité de disques de hip-hop et de techno (allant de The Hacker à Jay-Z), d'arpèges synthétiques répétitifs, d'effets sonores de science fiction et là encore d'une mélodie inquiétante comme celle de "Computer World", deux notes (do/fa#) puis trois notes (si#/do#/do) qui vont se répéter jusqu'aux derniers instants de l'album. Ralf déclame quelques mots écrits par Florian :



"Je programme mon ordinateur personnel / Je me projette dans le futur"



Si ce morceau pourrait presque faire office de thème musical d'un film de SF concernant le voyage temporel, c'est également là encore un simple constat du groupe, qui va de pair avec les dangers énoncés plus tôt dans le disque : le monde entier se dote en ordinateurs personnels, il faudra faire attention à en faire bon usage, à se "projeter dans le futur" dans un but progressiste en prenant garde aux risques que toute utilisation entraîne.


Passé une période de transition musicale assez longue, "Home Computer" laisse place à "It's More Fun To Compute". Inaugurée par une répétition de quatre fois la même phrase mélodique et d'une voix robotique indiquant qu'il est plus amusant de "computer" (jeu de mot sur "jouer" et "programmer", double-sens du terme anglais "to compute"), la musique se transforme ensuite en un long outro de 3 minutes, une symphonie pour séquenceurs comme seule Kraftwerk sait en composer. En reprenant la ligne de basse et la première partie de la mélodie de "Home Computer", Kraftwerk y superpose des séquences synthétiques minimalistes qui évoluent et circulent autour du casque (ou des enceintes) de l'auditeur, l'enfermant peu à peu dans son univers fait de chiffres et de codes de programmation. L'album se termine ainsi, laissant l'auditeur un peu hébété, se demandant si il faut prendre au sérieux ce qu'il vient d'écouter, ou considérer le disque comme un joyau de science-fiction musicale.



"It's More Fun To Compute"



Difficile d'imaginer la réaction complète d'un auditeur lambda lorsqu'il a écouté Computer World pour la première fois en mai 1981. Le disque est tellement futuriste, autant dans son approche thématique que musicale, qu'il reste aujourd'hui encore bien difficile à comprendre. Kraftwerk ne se mouille jamais vraiment non plus, préférant constater simplement plutôt que dénoncer. A mon sens, personne ne chante d'une manière aussi poétique et métonymique la technologie, sa grandeur comme ses défauts, que Kraftwerk. Le groupe allemand pose toujours les bonnes questions, et c'est particulièrement vrai concernant Computer World.


Certains observateurs vont même dire que c'est avec ce disque que la carrière discographique du groupe s'arrête, étant donné que c'était la dernière étape d'un processus entamé en 1974 avec l'album Autobahn afin de conceptualiser la technologie de manière musicale. En un sens, c'est assez vrai : Computer World est tellement jusqu'au-boutiste que le groupe n'arrivera jamais à faire mieux, autant en musique que dans les thèmes abordés. L'album suivant, Electric Café, prendra cinq ans à se mettre en place, n'aura pas vraiment de thème reliant les morceaux et n'arrivera pas à sonner plus futuriste que Computer World. Idem concernant l'album d'après, le dernier en date, Tour De France Soundtracks. En attendant, demandez à n'importe quel musicien de techno, de house ou d'électro (au sens précis) quel album l'aura marqué à vie, et il y a de fortes chances qu'il vous réponde Computer World.


C'est selon-moi le chef d'œuvre de Kraftwerk, l'œuvre d'une vie qui marquera autant les musiciens eux-mêmes (cf. le lent délitement du line-up Ralf/Karl/Wolfgang/Florian à la suite de la sortie du disque) que ceux qu'ils vont inspirer et influencer. Avec Computer World, et bien plus encore qu'avec The Man-Machine (qui est certes un excellent disque également), Kraftwerk va aller au bout de sa pensée. Les détracteurs de Computer (qui lui préfèrent souvent Man-Machine) lui reprochent une répétitivité lassante, ou des sons trop datés. Pourtant, on retrouve encore aujourd'hui, en 2021, ce type de "zaps", "clicks" et "boing", ces sons si typiquement "Kraftwerkien" de l'époque Computer World dans une énorme partie de la scène électronique : il suffit par exemple de se pencher sur le duo contemporain russe PTU pour comprendre qu'ils continuent encore et toujours de creuser la "mine artistique" inaugurée par Kraftwerk avec Computer World. A ce propos, ce n'est pas étonnant finalement de voir que le groupe s'est lentement délité dans les mémoires du public passé la sortie de ce disque. C'est avec cet album précisément que Kraftwerk est rentré dans une sorte de seconde existence, une existence à la fois fantomatique et omniprésente puisque le reste du monde commençait enfin à comprendre l'importance de la musique du groupe, quitte à la sampler, la plagier ou la piller sans vergogne, et ce dans tous les styles possibles et imaginables.


Voila pourquoi Computer World reste mon album préféré de Kraftwerk, et à mon avis un bien meilleur album que The Man-Machine. Certes, Machine est plus populaire que Computer parce qu'il est arrivé avant, parce qu'il possède des titres plus abordables et peut-être plus dansants ("The Model" ou "The Robots"), que son thème principal tiens encore bien la route aujourd'hui. Et pourtant, ce postulat est tout aussi vrai pour Computer World. Faites écouter "Numbers" au premier venu et demandez lui de quelle année ça date. Il y a de fortes chances qu'il vous dise que c'est récent. En revanche, faites écouter "The Model" au même premier venu, et au mieux, il vous dira que ça date des années 1990. J'ai personnellement fait l'expérience avec quelques-uns de mes amis, c'est assez probant.


C'est quand même incroyable de se dire que Kraftwerk a aussi bien su prédire la société de l'information et de l'informatisation totale du XXIème siècle dés 1981. Bien sûr, certains philosophes en parlaient déjà dans certains textes, mais pour en faire un concept musical aussi construit et précis, il fallait quand même voir grand. C'est à se demander si le groupe ne cachait pas une machine à voyager dans le temps dans leur studio Kling Klang... C'est peut-être pour ça qu'ils ont toujours été aussi secrets et évasifs dans leurs interviews et que Ralf et Florian ont collé des procès à tous ceux qui ont tentés de révéler l'intérieur de la machine...

Blank_Frank
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le 7 mai 2021

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Blank_Frank

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