Dire que raster-noton évolue est un euphémisme. Certes le label a toujours été incroyablement intéressant en raison de la pertinence de ses sorties expérimentales depuis sa création, mais la structure semble petit à petit s’ouvrir à de nouvelles idées : pensez donc, même le patron du label et scientifique du son Alva Noto sortait cette année avec Xerrox Vol. 3 un album très personnel et marqué par son enfance. Et pour chaque abcès glitch de Frank Bretschneider, la structure allemande sort aujourd’hui un Dasha Rush. Les afficionados parleront de trahison, mais laissons les regretter des albums parfois à la limite de l’incompréhensible et saluons plutôt un label toujours à la pointe de l’innovation, et qui redéfinit à chaque sortie une partie de la scène électronique, ce nouveau Kangding Ray en étant une parfaite illustration.
Oubliez la noirceur de Solens Arc, la puissance de OR ou les voix de Autumn Fold, chaque album du producteur semble n’avoir aucun rapport avec les autres, David Letellier donnant l’impression de toujours repartir d’une page blanche, comme pour mieux explorer sa musique. Et si l’annonce de l’album pouvait laisser présager les pires saillies pseudo-cinématographiques tant il est difficile de créer une narration dans les musiques électroniques, il n’en est absolument rien : Cory Arcane n’est pas tant l’histoire d’un individu qu’une allégorie de la musique du producteur. Car s’il on a coutume de présenter Kangding Ray comme un architecte de la musique, peut-être n’est ce finalement qu’en raison de son background dans ce milieu : s’il bâtit toujours des édifices majestueux, ceux-ci apparaissent aujourd’hui bien plus vivants que dans ses précédentes sorties, le producteur n’hésitant pas à déstructurer son son pour ainsi faire de ce Cory Arcane l’album le plus souple de sa discographie. Et alors que le sound design est incroyable de justesse (une constante depuis son premier album et surtout depuis OR) et que le producteur manie comme de coutume un layering extrêmement dense, le plus intéressant est ici la liberté au sein de chaque morceau et non pas la seule claque techno, même sur les morceaux les plus traditionnels et notamment "These Are My Rivers".
Abandonnant de plus l’aspect binaire d’un Solens Arc pourtant incroyable, KR semble nous faire évoluer au dessus des toits de la mégalopole dystopique décrite par ses soins dans le texte introductif, sautant d’une structure à l’autre et ne s’arrêtant que le temps de contempler le chemin parcouru, avec par exemple un "When We Were Queens" étonnamment évocateur. Comme l’héroïne de son album, le français brise les carcans couramment attribués à la techno après les avoir explorés sur Solens Arc, oscillant toujours entre aliénation et libération. Alors que ce dernier disque se présentait comme 4 arcs facilement identifiables, Cory Arcane n’est qu’agitation et rejets des structures. Et si nous pouvons être facilement être perdus dans ce labyrinthe de sons, avec en guise de Dédale un Kangding Ray plus moqueur et énigmatique que jamais, celui-ci semble au contraire nous perdre pour regagner notre estime à mesure qu’il redessine les contours de sa musique. « Looking out onto this fabulous chaos, she smiled » nous déclarait-il à propos de Cory Arcane, à moins qu’il ne s’agisse finalement de lui. Jamais dans la posture et la démonstration, toujours dans l’émancipation et la justesse de ton, un funambule sur le fil de sa musique.
Critique initialement publiée ici