– "M. Roger Hodgson, M. Rick Davies, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?"
La voix du juge, sonore, remplissait chaque recoin de la pièce aux dimensions cyclopéennes.
– "Répondez !!"
Péremptoire, irrévocable, allant jusqu’à déformer de haine la bouche d’où elle provenait, elle tassait espace et espoir devant elle selon des lois physiques inconnues.
– "Je… Nous ne comprenons pas…" Hodgson tremblait, sa voix lui paraissait si fluette, si risible. "Nous avons pourtant tout mis dans cet album, toutes ces mélodies qui parsemaient nos rêves ou nos moments perdus, nous les avons enfin fixées sur un disque, à l’aide d’un harmonica, d’un piano, d’un saxophone… Tous ces refrains entraperçus, d’ordinaires si vite oubliés, nous nous sommes empressés de les coucher sur papier pour pouvoir ensuite les enluminer…"
Il ne savait plus quoi dire. Et s’il avait tout fantasmé ? Et si toutes ces mélodies qu’il croyait formidables, tous ces airs qui le faisaient s’envoler, n’étaient pour le reste du monde rien de plus que des ondes dans le vent ?
– "Nous aurions pu nous contenter de couplets et refrains, aussi beaux étaient-ils, mais nous avons tout fait pour amener notre album vers de nouveaux sommets !" La voix de Davies, d’ordinaire si forte, manquait de force et de conviction, comme absorbée par l’indifférence froide qui animait les yeux du magistrat. "Nous n’avons lésiné sur aucun instrument, organiques ou électroniques, cuivres, clarinettes ou claviers, nous n’avons jamais cédé à la facilité dans les structures de nos chansons. L’album ultime de pop progressive, voilà ce que nous voulions.
– L'intro et le pont de School…
– Le riff de Bloody Well Right !
– Le refrain de Rudy !
– Le final de Crime of the Century qui fait écho à l’harmonica du début…
– Et Dreamer ! Vous ne pouvez pas y rester insensible tout de même !
– Est-ce là tout ce que vous avez à opposer à vos chefs d’accusation ?" Les yeux inquisiteurs, embusqués derrière les arcades du juge, se joignaient à l’implacable voix pour éloigner toujours plus les deux accusés du plafond et du reste du monde.
– "Attendez ! Non ! Non, bien sûr !" Hodgson était Gulliver à Brobdingbag, nain dans un monde de géants. "Cet album, c’est aussi un bijou de production, notre producteur est si fier de son travail exquis…
– Nous avons beaucoup travaillé sur le sens et la beauté des textes, aussi. Nous avons essayé de tisser une réflexion sur l’aliénation de l’être humain, toutes ces prisons invisibles dans lesquelles il enferme son esprit…
– L’école dans School, l’obstination dans Bloody Well Right, la peur des autres dans Hide in your Shell, la folie dans Asylum, le rêve dans Dreamer, la solitude dans Rudy, l’inconscience grégaire dans If everyone was listening, le pouvoir dans Crime of the Century…
– Le ton de chaque chanson correspond à son thème !
– Nous avons utilisé au mieux nos voix en les alternant, et sur chaque chanson la voix de l’un répond à celle de l’autre !
– Monsieur le juge, cet album, nous le voulions parfait !
– Vous ne comprenez toujours pas ? Il est parfait. C’est le crime du siècle car chaque fois que ce foutu harmonica retentit, les têtes se relèvent et les pupilles brillent. Des personnes ont été surprises en train de pleurer à cause du refrain de Hide in your Shell. Cet album est le crime du siècle car à l’écoute de Dreamer..."
Le juge fit une pause. Pour la première fois depuis le début de la séance, ses yeux laissèrent échapper un reflet prisonnier. Roger Hodgson aurait juré, pendant une fraction de seconde, que c’était un éclat de joie teinté d’un regret immense, mais bien vite le reflet fut recouvert du voile gris menaçant de l’indifférence lasse.
– "... les gens rêvent, messieurs... Vous rendez-vous compte ? Réfléchir à ce que le futur réserve, au sens de la vie, à la condition humaine, peut-être même tenter de vous imiter et se mettre à composer de la musique, imaginez un peu ce dont des gens qui rêvent seraient capables... Mais vous rendez-vous seulement compte ?"
Now they're planning the crime of the century, rip off the masks and let's see.
But that's not right - oh no, what's the story? But there's you and there's me.