Le petit blues en picking qui ouvre ce disque à deux mérites : celui d'introduire parfaitement l'album, et de faire taire ceux qui pensaient que tonton Keith a trop d'arthrose dans les doigts pour jouer. Mr Richards n'a aucunement la prétention d'être un "bluesman", au sens légendaire du terme, c'est juste qu'à l'instar de ses collègues, comparses et camarades guitaristes, il en connaît des tonnes de ces Saint-Louis blues d'école, qu'il en avait plein sa besace, et qu'il est trop cynique et trop vieux pour se prendre au sérieux sur pareil morceau, et que, comme il a dit, pour jouer de la guitare il faut simplement "deux mains, et un trou du cul".


Pas besoin d'attendre longtemps ce que nous sommes nombreux à être venus chercher sur cet album : du rock'n roll. Et on y a droit tout de suite, dès le deuxième morceau : "Heartstopper" est un clone du rock-boogie et mémorable "Start Me Up", sans que ça fasse trop réchauffé, avec ce groove élégant et dansant, typique des meilleurs titres des Rolling Stones.


Le solo qui s'échappe "d'Amnesia", à l'approche des 3 minutes, n'est pas celui, indépassable, de "Sympathy For The Devil", mais il montre que Keith en a encore sous le pied, et cela rassure. Bon sang, mais ça groove, et dire qu'il a 72 ans le lascar, il ne faut pas l'oublier. Il y a du bon rock pour commencer, un rock qui déménage. Donc, ...ça commence bien.
De plus, sur ces trois premiers morceaux, quelque chose de fort et de puissant se dégage... il ne faut pas chercher bien loin, ne pas tourner autour du pot : c'est juste la voix du vieux,
Elle est touchante cette voix, abîmée, enfumée, expérimentée, pas trop écorchée, malgré ce que le gazier s'est enfilé. Elle fait même penser à celle de Dylan, en mieux, avec moins de chevrotine et de gravillons dans l’œsophage, mais légèrement plus embrumée d'alcool, et un grain plus racée que la chèvre Zimmerman. Par contre, elle fausse tout autant, mais elle a quelque de mûr, de posé, on peut en savourer toutes les subtilités sur « Robbed Blind ».


« Trouble » est construit comme un Brown Sugar : phrase rythmique imparable, immédiatement accrocheuse. Problème, cela ressemble trop à du Stones, et la voix de Richards, touchante jusqu'ici, est finalement de trop. On lui préfére le souffle de Jagger, plus juvénile, plus gouailleur, plus classe.


C'est le malaise de ce disque en fait : les Stones n'ont plus rien sorti de franchement potable depuis des lustres, mais en solo les gaziers semblent tirer leur épingle du jeu, l'approche individualiste et personnelle est une récréation bien plus intéressante, marrante et honnête pour l'auditeur que la farce brinquebalante, grinçante mais fort juteuse et intéressée qu'ils nous jouent depuis maintenant trop d'années.


Le reggae de Love Overdue nous rappelle, pour ceux qui l'ont lue, à l'autobiographie de l'homme, œuvre qui lui permis d'évoquer tout son amour pour la musique traditionnelle jamaïcaine, le reggae, et nous renvoient à ces premières sections de djembé présentes sur ces morceaux de soirées enfumées sur Wingless Angels (1996).


Que peut-on attendre, avec le foisonnement de groupes estampillés « rock », avec tout ce que cette appellation peut comporter de sous-genres, d'un Keith Richards septuagenaire en 2015 ?
« Nothing On Me » constitue un bon élément de réponse : un rock dinosaurien, périmé presque, avec des arrangements que l'on connait trop bien : solos et accompagnements sans surprise d'une fender Telecaster au grain bluesy, aggréments obsolètes, emplis de politesse, de justesse et de courtoisie. Mais on attend beaucoup plus d'un homme que l'on connaît pour son impertinence irrévérencieuse.


Arrivé à "Suspicious", l'ennui guette, hélas. Balade en demi-teinte, toujours aussi "courtois" dans le ton, légèrement fade, ...la voix et le chant du vieil homme commencent à lasser. Rien à en tirer.


« Blues In The Morning » : il était temps qu'un vrai rock'n roll relance la vieille machine. Mais malgré le boogie passable, on a le sentiment de danser avec un déambulateur. Il y a quelque chose de faussé...
Mais bon, je ne vais pas me faire l'avocat du diable, le gars est honnête, le rock le fait toujours autant vibrer et c'est au moins ça.


Finalement, cet album de Keith Richards « se laisse écouter », comme on a l'habitude de le dire quand on trop rien à dire sur un disque de bonne facture passablement correct. C'est pas le disque du mois, encore moins celui de l'année, mais oui « il se laisse écouter », c'est-à-dire qu'il passe bien, un peu comme la bière fraîche bon marché que l'on déplore de boire parce qu'on n'aime pas la marque mais qu'on boit quand même parce qu'il n'y a rien d'autre à se mettre dans le gosier, parce qu'il fait très chaud et qu'on a juste envie de se rincer la gorge. Cet album est celui d'un orfèvre du rock, un maître en la matière, un pro, un sage qui n'a jamais fait autre chose, qui ne sait faire que ça, et qui montre que le savoir-faire en rock, ça se mérite et ça s'entend, comme ici, même lorsqu'on n'a pas grand chose à dire et qu'on n'est plus révolté. « Just A Gift » est clairement de trop. Énième balade avec les décorations habituelles : guitare folk mélancolique de lendemain de cuite avec piano dégoulinant et touche de violon snob. Je ne sais pas ce qui se passe, mais la bonne impression que les premiers morceaux m'ont laissé s'est évaporée, je veux revenir à quelque chose de jeune, d'actuel. Good damned, « Goodnight Irene » fait encore penser à du Dylan. Moui, il est grand temps de dire bonne nuit à tout le monde.


"Substantiel Damage" arrive trop tard, Keith a fait des mauvais choix avec l'alternance simpliste ballade/rock enlevé. L'envie de passer à autre chose se fait encore une fois sentir, la longueur de l'album (fallait-il plutôt y voir de la générosité?) devient presque insupportable. « Lovers' Plea », dernière chanson (enfin), donne envie de s'effondrer dans un vieux canapé, tant elle semble être dans la redite, sans surprise, trop convenue, trop polie, trop nostalgique, trop proche de ses grandes sœurs « Goodnight Irene » et « Just A Gift », pas assez culottée. Un rock qui ne sent pas la transgression, mais qui inspire trop facilement confiance n'est pas complètement rock. Et c'est cela même, Keith a fait peur à la vieille masse conservatrice anglaise des décennies 60 et 70, grâce à sa musique, à cause de ses frasques, de ses pérégrinations, consommations diverses et exploits sur-médiatisés. Aujourd'hui, c'est lui qui est vieux, d'autres se sont adonnés à ses occupations passées et malheureusement pour lui, il inspire désormais confiance. Keith ? C'est le papy qui fume toujours, mais sa clope dans le coin de la bouche autrefois inacceptable, inadmissible et délicieusement impertinente a un autre ton : elle rassure, elle sécurise.


Finalement, on n'est jamais aussi vieux que lorsque l'on veut afficher une jeunesse que l'on a plus, même il faut admettre aussi que c'est là aussi un des principes fondateurs du bonheur de la vie : vivre comme si on était toujours jeune.

ErrolGardner
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le 21 sept. 2015

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