Il faut l’avouer, « Rubber », c’est n’importe quoi : une voiture heurte volontairement des chaises, qui se cassent comme des châteaux de cartes. Et du coffre de cette voiture sort un flic. Le conducteur lui donne un verre d’eau. Le flic commence un long monologue un peu mono-longuet sur le cinéma en s’adressant au spectateur (croyais-je). Un plan large dévoile finalement des spectateurs, debouts, écoutant attentivement ce qu’on leur dit. Un personnage patibulaire au look de cadre donne à ce petit groupe de personnes des jumelles, pour suivre la séance. Avatar des lunettes 3D. Ils regrettent les chaises. Ils s’interrogent sur des choses inintéressantes : « Est-ce que c’est en noir et blanc ? » ; comme si cela allait changer l’issue du film, comme si le fait de ne pas être en couleur allait changer leur opinion sur le film.

Dupieux nous dresse un portrait du spectateur de cinéma moyen bon marché ultra consommateur, dissèque son comportement obscène. L’enfant insupportable qui se lasse du film dès le début (« c’est déjà lourd » dit-il), anticipant les commentaires désobligeants et impatients des futurs détracteurs du film, moyen de s’enlever le poids de la pression, d’exorciser tout le chienlit de la gratuité des jugements d’une vacuité incomparable.
Le spectateur doit bouffer, parce qu’il a faim (au sens propre). Le gars au look de cadre donne à tout ce mauvais monde une dinde bien cuite à l’aspect inquiétant qui a dû se remettre d’un passage au four puis au congélateur. C’est alors une armée de zombie qui prend ce qu’on lui donne à bouffer, …métaphore : on peut donner n’importe quoi à bouffer au spectateur de cinéma, il prendra ce qu’on lui donne. Il bouffera, même si les aliments sont empoisonnés. Il se jettera sur le repas sans réfléchir à la qualité des mets préparés, sans se poser de question sur sa provenance douteuse.

Pneu.

Le film est donc une histoire de pneu, ce qui est p(n)eu commun j’en conviens, thriller époustouflant au rythme lent, un peu "mou du pneu" il est vrai. Un pneu fortiche en kinésithérapie qui use de son don, de son magnétisme de caoutchouc hors du commun pour se taper une bonne tête de lapin, d’oiseau ou beauf de route américain. Et donc ça explose, avec ce côté artisanal et série Z des effets spéciaux qui rend l’implosion du ciboulot grotesque. Comme dans « Planète Terreur », le sang n’a pas été fait pour faire croire à du vrai sang mais a été pensé pour montrer que c’est bel et bien de la sauce tomate qui gicle sur le pare-brise du beauf américain mutique. Les têtes explosent donc, on se croirait dans un jeu vidéo, une kermesse, une fête foraine. Le beauf n’a plus de ciboulot, le gérant du motel se fait éclater le citron, le lapin crétin n’a plus sa binette, même le corbeau perd sa boussole, et le personnage handicapé sur son fauteuil en prend plus que plein dans sa caboche, y’a plus de chef, y’a plus de cervelle, ni de citrouille, tout y passe. "Adapte-toi au Pneu, car ta tête est trop petite pour que le pneu s'y adapte. " a dit un jour Georg Christoph Michelin. Tout tient dans cette phrase mythique de ce personnage mythique.

Ce pneu sans jante complètement déjanté a tout du parfait anti-héros, noir, badass, patibulaire, obsédé sexuel, agressif. Ouah, la meilleure idée de killer depuis « Halloween la nuit des masques » ? La plus originalement assumée en tout cas. Pneu. Pneu dégonflé, regonflé à bloc, pneu usé, pneu qui roule, pneu qui boit de l’eau. Pneu nostalgique, qui rêve de l’époque où il était à l’avant droit d’une voiture, pneu qui frémit, pneu qui bouillonne, pneu qui se baigne dans une piscine. Trace de pneu. Empreinte cinématographique noire. Pneu susceptible. Beau pneu, adhérant parfaitement à la route et au « genre », fait pour durer.

Adhérer à ce film comme le pneu adhère à la route. C’est un film qui comprend les tourments du spectateur du cinéma. Qui n’a pas rêvé d’une autre fin pour un film ? Qui ne voulait pas de fin ouverte dans « Total Recall » ou « Killer Joe », pour ne citer qu’eux ? Et ce foisonnement de films dotés d’au moins une scène qui ne sert pas le scénario, qui ne sert à rien. « Rubber » est une oeuvre qui permet au moins au spectateur d’intervenir dans le film d’une manière très grinçante, un gars trouve à redire d’une scène à la fin du film. Le spectateur sera toujours un insatisfait qui remettra en question tel ou tel choix d’un projet (direction d’acteurs, scénario, réal…) et ce même si le film lui plaît : « j’aurai plutôt utilisé un bazooka si j’étais vous », alors qu’il n’en sait rien du tout. Rubber est pour nous tous, mes chers confrères « Senscritiquiens », qui nous permettons de juger quelque fois un peu facilement certaines œuvres, avec prétention, parfois, à dire « il aurait fallu faire ceci plutôt que cela ». De parfaits "trous du cul" oui, (comme le dit le flic à l'encontre du gars qui critique la scène).

Et comme l’a bien dit Arnaud Desplechin, « si l’on aime un film, on aime tout dans le film. »

Avec Robert (prononcez « Reu – ber ») dans le rôle de Rubber.
Errol 'Gardner

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