À moins de vivre au fin fond de la Creuse, sans internet ni portable, difficile de ne pas avoir entendu parler du nouvel album de PNL, “Deux frères”, sorti vendredi dernier, accompagné par une campagne publicitaire innovante (si vous avez réussi à choper un uber PNL ce week end vous êtes bien les seuls).
Même les journaux généralistes, d’habitude plutôt rétifs au rap, se sont fendus d’une critique plus ou moins élogieuse. Pour leurs lecteurs en revanche, le choc a été rude. Après avoir passé une bonne partie de mon week end à défendre les frangins dans les commentaires de Télérama, je me suis dit que j’avais assez d’arguments pour pondre moi-même une critique de l’album. Après tout, c’est pas comme si j’avais un mémoire à écrire.
Le reproche qui revient le plus parmi tous les gens qui depuis la sortie de l’album se sont auto-intronisés spécialistes du rap et empereurs du bon goût, c’est que je cite “ça veut rien dire lol”. Un comble car pour moi Ademo et surtout N.O.S ont justement écrit l’un des albums qui décrit le plus finement ce qui vient après l’ascension sociale, après les millions de streams et les revenus astronomiques, en gros les affres du succès.
1-Je fais l’succès mais bon Paris c'est loin d'ici
Dans le monde du rap, la tradition veut qu’on valorise plutôt sa trajectoire ascendante et qu’on insiste bien sur son statut de self made man, quitte à inspirer les auditeurs à faire pareil : “Tout le monde peut s'en sortir, aucune cité n'a de barreaux” déclarait Booba en 2008 (Game Over). Cette aspiration à la richesse, cette envie de monter dans la hiérarchie sociale est présente dans les paroles de PNL depuis le début : sur cet album encore ils déclarent avoir été “Pris d'ambition en stagnant d'vant L.V” (Deux Frères). Plusieurs records de streams et un clip au sommet de la Tour Eiffel plus tard, les deux frangins n’ont, on pourrait le croire, plus rien à prouver : “t'es devenue banale comme billet d'500” marmonne N.O.S dans Hasta la Vista.
Cependant cette ascension sociale est inachevée : comme tous les transfuges de classe (les gens passés d’une classe sociale à l’autre, pour ceux qui dormaient en SES au lycée) les deux frères ne peuvent pas intégrer totalement la classe supérieure vers laquelle ils tendent. "Toujours dans mon 9.1 parce que j'suis baisé par Paname" nous dit N.O.S dans Au DD: le clip du morceau alterne ainsi entre des plans tournés dans la tour Eiffel et ceux où on voit les deux frères observer la tour de loin, depuis le toit de leur bâtiment. Même avec un disque de diamant (800 000 ventes pour Dans La Légende) Paris, symbole de réussite sociale et d’intégration dans la culture légitime, demeure inaccessible à des personnes qui restent perçues comme dangereuses et ne partagent pas les codes des classes supérieures.
Face à ce rejet, les frères sont tentés de forcer l’entrée d’un monde qui se dérobe à eux : “J'me promène dans les beaux quartiers avec le seum qui fait peur aux riches” scande N.OS dans le refrain de Au DD. La campagne de promotion qui a accompagné l’album a pris cette phrase au pied de la lettre : elle s’est quand même terminée sur les Champs Elysées, avec l’album à fond et la moitié des Tarterêts en train de s’ambiancer sur un bus à l’impériale. Plus symbolique tu meures. Malgré tout l’attitude qui domine dans l’album c’est bien une forme d’abandon : "Bats les couilles d'l'Himalaya / Bats les couilles, j'vise plus l'sommet" : à quoi bon changer qui on est pour intégrer un monde qui nous rejette : "j'pense plus à Gucci pour me vêtir / Parfois, j'm'habille en geush bat les couilles : plaire à qui ? À quoi ? Pour quoi faire ?" (La misère est si belle).
"Viens, on s'casse, mon frère, avant qu'on s'perde" (Au DD) ou comme disait Jules Michelet, lui même transfuge de classe, au 19e siècle : "Le difficile n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi"
2- On sait d’où l'on vient sans savoir où on va
Ademo et N.O.S abandonnent toute envie d’intégrer les classes supérieures, préférant se replier sur un monde dont ils ne font plus partie mais qui les attire toujours : “Le gyro dans la ville, je ne crains rien loin de l'illicite/mais j'traîne dans la rue parce que j'l'aime d'puis qu'j'l'ai tté-qui” (La misère est si belle). La majeure partie de l’album traite ainsi du passé des frères plutôt que de leur réussite actuelle. Il s’agit là d’un réflexe commun aux transfuges de classe: il faut prouver aux gens qu’on a pas “trahi” son milieu d’origine, qu’on est resté le même même si on gagne désormais bien sa vie. C’est d’autant plus vrai dans le cas des rappeurs, qui ont construit leur notoriété sur le récit de leur vie dans des quartiers défavorisés : "la couronne a l'odeur du ghetto" (Zoulou Tchaing)
Cependant loin d'être juste un fond de commerce, ou un gage d’authenticité, le quartier représente pour les frères un ancrage émotionnel. Alors que leur cité est considérée par la pensée dominante comme un endroit dont il faut s’extraire, voir un endroit à détruire, pour les deux frères il s’agit avant tout d’un symbole de leur enfance : "Une chance qu'ils aient pas détruit mon bâtiment/ p't-être qu'un jour, j'pourrais l'montrer à mes enfants/ Où avec Tarik, papa, Sarah j'ai di-gran, là où j'étais qu'un fils de dit-ban" (Chang). Cependant si les lieux qu’ils ont hantés dans leur jeunesse sont restés les mêmes, eux ont changé entre temps “la chaise est restée au fond du hall, moi, j'suis plus là” (Hasta la Vista) et tout retour ne serait qu’illusoire. Difficile en écoutant certains morceaux et surtout le couplet de N.O.S sur Chang de ne pas penser à Mon Enfance de Barbara en version ghetto, sauf que pour PNL les souvenirs d’enfance ne constituent pas une souffrance mais un refuge face à un futur incertain : "Peur de changer de vie, peur de désillusion, j'aimerais revenir dans le passé toquer à la maison" (Chang).
3- Que la mif, que la mif, que la mif, que la mif
Les deux frères sont donc coincés entre deux mondes : celui de leur enfance qui est désormais inaccessible et celui d’un succès qui ne pourra être que partiel, en gros : "Et crois pas qu'on est riches mais crois pas qu'on est pauvres (Celsius)". Pour ne rien arranger à ce questionnement identitaire les deux frères sont aussi partagés entre deux origines : "Sang corse mélangé bougnoule (...) J'suis ni d'chez moi ni d'chez vous" (au DD).
Cette position ambivalente (le cul entre deux chaises quoi) les pousse à réfléchir aux modalités de leur ascension et surtout à leur futur : dans cet album, plus que comme une passion, le rap apparaît comme un mal nécessaire. Les deux frères, qui ont financé leur carrière avec l’argent du deal, ne se font pas d’illusion sur leur avenir : "J'ai grandi dans le zoo, j'suis niqué pour la vie, même si j'meurs sur une plage, j'suis niqué pour la vie" Zoulou Tchaing. Ademo et N.O.S traînent le poids de leurs actions jusque dans le désert du Sahara, où les files de clients les poursuivent dans le clip de A l’ammoniaque : tout l’argent du monde n’effacera pas leur passé, et on ne peut pas échapper à ses remords ou à sa mélancolie même en fuyant au bout du monde. S’il est trop tard pour N.O.S et Ademo qui se pensent condamnés, y compris dans le sens religieux du terme (“on pense qu'on mérite pas les cieux” (Autre Monde)) le sacrifice en valait la peine : “J'me suis détruit, en construisant l'avenir des miens” (Blanka).
“J'ai envie d'arrêter tout mais la hess m'a traumatisé, les gens qui m'ont suivi, j'peux pas les abandonner” (Autre Monde). Le rap est surtout devenu pour les deux frères un moyen de subsistance (comme l’était le trafic il y a encore peu de temps) et un moyen d’assurer l’avenir de leur famille : “Papa veut son île” nous dit N.O.S dans Cœurs. Si PNL a toujours été très attaché à son slogan QLF, ramenant souvent leurs potes dans leurs clips, l’album se recentre sur la famille au sens le plus strict du terme. "Si t'es pas d'mon sang, pas sûr que j'pourrais t'aimer jusqu'à la mort" (Déconnecté) les liens qui unissent les deux frères sont mis en avant ainsi que la figure du père, bandit corse mythifié.
Après Au DD, certains ont spéculé sur une fin prochaine du groupe, ce que Hasta la Vista semble confirmer : “La pauvreté nous manque pas, c'est l'moment peut-être/ Encore un ou deux bums-al et allez un peu d'air”. Si c’est en effet le dernier album, on peut en tous les cas se réjouir de l”honnêteté brute des deux frères qui se livrent comme rarement auparavant (bon y a aussi quelques sons plus chill comme Menace ou Shenmue histoire que les auditeurs dépriment pas trop).
“J’essaie d’ouvrir mon cœur, chelou comme ça fait peur” nous dit Ademo sur Kuta Ubud. En livrant leur album le plus personnel, les deux frères sortent je pense leur meilleur projet à ce jour : ils entrent dans la légende en renonçant au sommet.