Qu’est-ce qui fait un classique ? Est-ce son impact, sa qualité intrinsèque, son intemporalité, sa capacité à se démarquer du lot ? Toujours est-il qu’il s’agit probablement d’un des termes les plus utilisés à l’heure actuelle, notamment dans la scène hip-hop internationale. A raison ou à tort d’ailleurs : combien d’albums considérés aujourd’hui comme tels sont passés inaperçus le jour de leur sortie, et à l’inverse, encensés avant de tomber dans un oubli relatif ?
Pour exemple, Led Zeppelin I, Pinkerton ou Harvest ne reçurent pas nécessairement les faveurs des critiques lors de leur sortie originale. De la même manière, je ne remets pas en cause la qualité du premier album Echoes de The Rapture, mais nous pouvons légitimement douter de sa capacité à rester dans les annales de la musique malgré sa première place dans la liste Pitchfork des meilleurs albums de 2003. Sans compter toutes les vidéos de critiques musicales ou de « react » qui pullulent sur youtube, distribuant les titres d’instant classic comme l’autre barbu en toge distribuait les pains, à n’importe quel album de trap aux hormones.
C’est bien là un mal de notre époque. Nous avons à présent accès à une quantité exponentielle d’informations de manière quasi instantanée, ce qui nous a rendus extrêmement impatients. Nous voulons tout savoir, tout interpréter, tout définir là, maintenant, tout de suite. A peine un album est-il sorti que nous voulons y apporter notre critique, ou écouter celles des autres. D’où l’apparition récente du terme instant classic, complètement antinomique en mon sens tant il occulte la dimension temporelle indissociable de la définition d’un classique.
Si le sujet vous intéresse, vous trouverez une étude plus poussée du phénomène, réalisée par des personnes plus compétentes en la matière, ici et ici.
Un classique se doit donc de résister à l’épreuve du temps, c’est pourquoi il est difficile de déterminer clairement les classiques des années 2010 à l’heure actuelle, même si de sérieux candidats se pressent à la porte, déjà adoubés par la critique et l’opinion publique : To Pimp A Butterfly, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Black Messiah et une poignée d’heureux élus
.
Aujourd’hui, un curieux candidat vient frapper à la porte de ce cercle très fermé : Die Lit, premier album du rappeur d’Atlanta Playboi Carti.
Classic or not classic ?
Avant qu’on me traite d’hérétique, de fanzouz à la fellation facile ou pire encore, de jeune mâle privilégié blanc cisgenre hétéro abonné à rapcaviar, je tiens à préciser ma pensée : je ne pense pas que cet album soit un classique.
J’ai d’ailleurs préféré le projet précédent du jeune rappeur de 22 ans, l’excellente mixtape sobrement intitulée Playboi Carti sortie il y a tout juste un an, que je pense supérieure sur de nombreux points. Toutefois, le culte dont cet album fait l’objet sur internet (au point d’en devenir un meme), les sonorités uniques qu’il déploie pendant près d’une heure, ainsi que son apparition dans de nombreuses listes des meilleurs albums de 2018, sont autant d’éléments qui m’ont poussé à reconsidérer ma position.
Le style de Carti y est aisément reconnaissable: les instrus semblent être issues d’un croisement entre basses trap hyper-protéinées et coffres à jouets pour nourrisson, répétées presque sans variations du début à la fin de chaque morceau, sur lesquelles le jeune rappeur de 22 ans pose un flow rapide, frénétique et quasi monocorde. La glorification de l’ad-lib, poussé à l’extrême. Sur le papier, rien d’alléchant, et pourtant, la recette est diaboliquement efficace.
Playboi Carti ressemble à cet enfant attardé du lycée, celui qui refuse d’abandonner l’insouciance de l’enfance pour les problèmes de l’adolescence, qui préfère passer ses récrés à s’amuser seul dans son monde imaginaire plein de couleurs et de douceurs. Il a simplement choisi de nous en ouvrir les portes ! Cette immersion dans les rêveries et fantasmagories du rappeur est d’autant plus visible sur les instrus délirantes de Fell in Luv, No Time ou Foreign, mais également sur les gimmicks facétieux de Pull up ou Choppa won’t miss.
Chacun des 19 morceaux est un bac à sable dans lequel Playboi Carti semble s’amuser comme un gosse hyperactif, seul ou avec ses potes Travis Scott (Love Hurts), Lil Uzi Vert (Shoota), et Nicki Minaj entre autres (Poke it Out, qui est d'ailleurs un de mes morceaux préférés de 2018). L’énergie infantile déployée par le rappeur d’Atlanta est omniprésente et contagieuse, offrant des moments franchement bordéliques mais jouissifs au possible. On en ressort exténué, mais également surexcité et libéré, comme si celui-ci avait aboli la barrière du sérieux dans le milieu de la trap américaine.
Die Lit ne sera pas au goût de tous. La production bien particulière de Pi’erre Bourne (déjà présent sur la mixtape précédente) peut repousser par sa simplicité et son aspect volontairement souillée, tout comme le flow de Carti, « mumble rapper » à part dans sa catégorie, laissera certains sur le carreau. On pourra également trouver le temps long par moments, sur les 57 minutes de cet album. L’attrait de Die Lit réside dans le défouloir qu’il propose, un voyage à mi-chemin entre folie démentielle et légèreté enfantine.
S’agit-il d’un classique ? Seul le temps nous le dira, mais je penche vers le non.
Playboi Carti sortira-t-il un jour un classique ? Seul le temps nous le dira, mais je penche vers le oui.
- En quelques mots : Un enfant attardé hyperactif joue dans un bac à
sable
- Coups de cœur : R.I.P., Right Now, Poke it Out, Pull up
- Coups de mou : Foreign
- Coups de pute : RAS
- Note finale : 7