"- Straits" "- Quoi ?" "- Ben, tu m'as demandé de dire Straits..."
« Dans la dèche », Mark Knopfler et ses comparses n’y sont plus vraiment. Plus de trente ans après la sortie du premier album de Dire Straits, on peut se rassurer pour leurs portefeuilles, après plusieurs millions d’albums vendus et une reconnaissance internationale amplement méritée, Knopfler en profitant allègrement lors de ses tournées solos. Il est de bon ton de mettre en avant, dans un commentaire de ce premier opus, le contrepied musical choisi par les britanniques, dans une époque où c’est le punk, minimaliste et enragé, qui dévaste les scènes britanniques (avec des groupes montants comme les Ramones, les Sex Pistols, les Clash ou encore Wire, pour n’en citer que quelques-uns). Aux antipodes de ce rock énervé, Dire Straits propose une musique calme, posée, mais incroyablement inspirée, que fait briller, bien sûr, le jeu de guitare et la voix de Mark Knopfler, l’espèce de grand manitou et compositeur du groupe, qui sera le seul à rester à long terme, Dire Straits devenant d’ailleurs plus ou moins sa marionnette à partir des années 80.
Deux guitares, une basse, une batterie, les bases du rock. En cela, les quatre anglais ne sont pas si loin du punk, avec l’envie de revenir à une musique sans fioriture, dans une époque qui a vu fleurir le rock progressif et psychédélique, tendance titres à rallonge. Mais à la différence du punk rageur, la musique de Dire Straits est au contraire très « cool », relax. Planant sur l’ensemble de l’album, une élégance nonchalante, ou élégante nonchalance, comme vous préférez. Élégance par le jeu si reconnaissable de guitare de Mark bien sûr, par les superbes lignes de basse de John Illsley (sur « Water of Love » entre autres, elle a aussi un rôle important dans cette impression de laisser-aller). Nonchalance, par une certaine ambiance délétère, une musique sans prétention mais parfaitement exécutée (ah, « Six Blade Knife » son chant saccadé, sa guitare délicate et sa basse ronflante, « Wild West End » et son atmosphère si reposante qu’on aimerait voir durer éternellement…). Des prétentions, Mark pourrait en avoir, tant son jeu est impressionnant et sa maîtrise de la guitare incroyable (écoutez le solo de « Sultans of Swing », ce n’est pas pour rien qu’on le place dans le groupe assez fermé des guitar heroes). Plutôt que d’effacer la musique pour mettre ce talent en avant, Knopfler préfère mettre ce talent au service de la musique, sans en faire des tonnes, effaçant tout superflu pour ne garder que l’essentiel.
Si c’est son nom qui revient sans cesse, il ne faut pas négliger son frère David, qui s’occupe de l’autre guitare, ou le jeu de batterie subtil et parfaitement adapté à cette classe entre subtilité et négligence. Un rock totalement décomplexé, qui puise ses racines dans le blues (et une tenue sur scène qui l’est aussi, à base de t-shirts trop larges, peut-être représentatifs de cette « dèche » dans laquelle se trouvait alors le groupe, ou tout simplement une preuve de mauvais goût, ce qui est plus probable), une simplicité qui n’est pas pour autant simpliste. Une simplicité que seuls les plus grands savent rendre intéressante. Car oui, dès ce premier album, Dire Straits se classe parmi « les plus grands ». Très homogène, l’atmosphère reste la même des débuts de « Down to the Waterline » (qui dès l’intro présente la beauté du jeu de Knopfler) à « Lions », ponctuée des éclats guitaristiques de Mark, une sorte de dialogue se mettant en place entre son chant et sa guitare. L’album ne se résume donc pas à un titre devenu depuis un des tubes (le meilleur à mes yeux), mais à toute une poignée d’excellents morceaux qui se complètent fort bien les uns les autres.
En pleine effervescence punk, le disque est d’abord ignoré par la critique anglaise, la BBC refusant même de diffuser le single du devenu culte, « Sultans of Swing ». Le public était toutefois lui plus réceptif, le groupe commence à écumer les salles en première partie des Talking Heads. C’est aux Pays-Bas que ce premier opus est d’abord acclamé, Knopfler étant immédiatement comparé à des guitaristes de la trempe de Clapton ou J.J. Cale. Quand on voit le succès qui a suivi, il est amusant de se remémorer la réticence des producteurs américains à propager la bonne parole de nos quatre compères (même si leur démarche, vu le contexte de l’époque, est commercialement tout à fait compréhensible). Au final, ces pros du marketing ont raté un album qui garde toute sa fraîcheur plus de trente ans après sa sortie et n’a pas pris une ride. Un de ces rares disques intemporels. Si cet esprit laidback et cette sorte de détachement résiste encore sur Communiqué, il s’efface complètement à partir de Making Movies, laissant place à une musique qui, bien que de qualité, devient plus pompeuse, moins « essentielle ». De « la dèche », Dire Straits avait tout le talent pour en sortir, et l’a fait brillamment avec ce premier album.