En 2007, la chanteuse américaine Janelle Monáe nous a présenté à sa muse Cindi Mayweather, sorte d’alter-égo futuriste, et son univers sci-fi avec son EP Metropolis : Suite I (The Chase). Savant-mélange de R&B rétro, de funk, de soul, de rock et d’expérimentations pop savoureuses, il fut suivi en 2010 du fabuleux The Archandroid, un premier album-concept impressionnant dans lequel la chanteuse faisait se rencontrer ses qualités de parolières, un style théâtrale et cinématographique et des influences “late 60s”-“early 70s” touchant aussi bien au R&B et à la funk, qu’à la folk et au rock psychédélique. Génie pop avant-gardiste comme nous en avons rarement vu auparavant, Janelle Monáe révéla trois ans plus tard la suite des aventures de Cindi Mayweather avec The Electric Lady, un album plus énergique et plus fun, toujours influencé par la musique R&B des années 70s mais s’aventurant également vers les années 80s avec des sonorités plus hip-hop et Prince-esque.
Acclamée par les critiques, jouissant d’un succès commercial satisfaisant et collaborant avec des artistes de haut-calibre tels que Prince, Big Boi, Erykah Badu et Nile Rodgers, il semblait que Janelle Monáe ne prendrait pas trop de temps pour nous livrer le dernier volet de sa saga musicale. Pourtant, la chanteuse de Kansas City voyait les choses autrement, s’éloignant pendant quatre ans du studio d’enregistrement (à l’exception du single “Yoga” en 2015) pour se concentrer sur la création de son propre label, Wondaland Records, et sur sa carrière naissante d’actrice. Après beaucoup d’attente, Janelle Monáe est réapparue en février 2018 avec deux singles ébouriffants, “Make Me Feel” et “Django Jane”, annonçant son quatrième opus, Dirty Computer, accompagné d’un film… pardon, d’un “emotion picture”.
Mettant entre parenthèse la saga de Metropolis mais toujours étant très influencée par la science-fiction et l’afro-futurism, Monáe offre avec son quatrième disque une collection de chansons extrêmement accrocheuses et dansantes, mélangeant une pop mainstream et actuelle avec des influences eighties. On peut déjà sentir le grincement de dents de mélomanes frileux à l’écoute de “Make Me Feel”, un titre tubesque semblant rendre hommage à Prince concocté par une équipe de surdoués de la pop radiophonique, les producteurs Mattman & Robin (fidèles collaborateurs d’Ellie Goulding, Selena Gomez ou Britney Spears) et les auteurs-compositeurs Justin Tranter et Julia Michaels (qui ont récemment signé les tubes “Friends” pour Justin Bieber ou “Bad Liar” et “Hands to Myself” pour Selena Gomez). Mélangeant les sonorités qui feraient facilement vibrer les ondes FM, Janelle Monáe s’illustre sur une production signée Pharrell Williams avec “I Got The Juice”, signe un morceau de R&B aérien aux légers accents Motown sur “I Like That”, branche les guitares sur le férocement efficace “Screwed” et démontre une fois de plus ses qualités de rappeuse sur le percutant “Django Jane”, pas forcément la chanson la mieux produite de l’album mais de loin l’une des plus mémorables.
Mais en réalité, ce son pop-mainstream extrêmement calculé pour faire danser les foules est un prétexte. Un prétexte pour l’artiste américaine de signer son travail le plus politique, le plus personnel, le mieux écrit et le plus ambitieux à ce jour. Qu’on se le dise, Janelle Monáe a toujours été une artiste très engagée et ses premiers projets le prouvaient. Cependant avec Dirty Computer, la chanteuse ne s’intéresse plus à un futur lointain qui répéterait les erreurs du passé, mais bien à la situation actuelle et à l’Amérique de Trump. Le scénario de Dirty Computer est assez simple : dans un futur relativement proche, Jane 57821 (petite référence à Cindi Mayweather que les fans apprécieront), une jeune femme noire et pansexuelle, vit dans une Amérique dystopique où le gouvernement considère les humains comme des machines qui doivent correspondre à certains critères ou bien ils sont considérés comme “sales” et sont alors “nettoyés”. S’ensuit alors un grand nombre de chansons à la gloire de la communauté et la culture afro-américaine et LGBTQ, et au féminisme comme “Crazy, Classic, Life”, “I Got The Juice”, “Americans”, l’extrêmement fun et original “Pynk” et le plus personnel “I Like That”. La chanteuse défit les dictats de la société avec le sensuel et vraiment très accrocheur “Take a Byte” et le single “Make Me Feel”, et s’attaque au gouvernement de Trump avec ce qui est probablement le morceau le plus abouti de l’album, “Screwed”. Sur ce titre pop dominé par des riffs de guitare redoutables et un refrain entêtant, Janelle Monáe clame qu’on se fait tous “baiser” et qu’on n’hésitera pas non plus à faire la même chose en retour. Porté par une connotation sexuelle assumée - renvoyant une nouvelle fois à une recette pour faire un tube en 2018 - “Screwed” atteint son apogée lorsque la chanteuse et actrice américaine Zoë Kravitz chante “Wanna get screwed on a holiday / Wanna get screwed in a matinee / Wanna get screwed at a festival / Wanna get screwed like an animal” (Je veux qu’on me baise un jour de fête / Je veux qu’on me baise dans une salle de cinéma / Je veux qu’on me baise à un festival / Je veux qu’on me baise comme un animal). Ce qui pourrait apparaître comme des paroles ridicules et vulgaires est en réalité la démonstration parfaite de ce que Janelle Monáe cherche à faire avec Dirty Computer : produire un contenu faussement grand public pour mieux dissimuler et faire passer son message. Le couplet de Zoë Kravitz sur “Screwed” n’est pas une simple invitation à une partie de jambes en l’air mais renvoie à plusieurs tueries qui ont eu lieu aux Etats-Unis ces dernières années (celle de Parkland le jour de la Saint-Valentin, celle dans un cinéma d’Aurora pendant la diffusion de The Dark Knight Rises, celle de Las Vegas pendant un festival de musique country) ainsi que les safaris et autres chasses d’animaux sauvages et d’espèces menacées, caractéristiques d’une certaine Amérique blanche.
A d’autres moments, Janelle Monáe apparaît plus humaine et les morceaux “So Afraid” et “Don’t Judge Me” deviennent de véritables confessions présentant l’artiste comme elle ne l’a jamais été : vulnérable. Sur ces deux chansons, l’interprète de “Q.U.E.E.N.” ne se cache pas derrière un personnage et révèle ses véritables sentiments. Sur le premier titre, elle parle de ses doutes et ses peurs vis-à-vis de l’Amérique dans laquelle elle vit et où être une femme, une personne de couleur ou homosexuelle est un danger. Sur “Don’t Judge Me”, la chanteuse parle de relations amoureuses et de la vulnérabilité que celles-ci engendrent. Mais il semble presque que c’est à l’auditeur que Monáe parle et demande de ne pas la juger. Arrivant après un grand nombre de chansons où l’artiste prône sa fierté, sa liberté et son identité, ces deux morceaux sont bouleversants et permettent d’appuyer sur un fait : Dirty Computer n’est pas juste une nouvelle épopée sci-fi, c’est en réalité la première fois que Janelle Monáe est entièrement elle-même sur un album et qu’elle se livre complètement.
Musicalement, Dirty Computer ne s’arrête pas seulement à des morceaux dansants et calibrés pour la radio ou les plateformes de streaming - nous sommes en 2018 après tout ! - et est riche d'influences savoureuses et surprenantes. Bien sûr il y a Prince, idole toute-puissante dont l’aura plane tout autour du disque (“Make Me Feel”, “Screwed”, “Americans”) ! Mais Janelle Monáe s’aventure également vers une pop un peu plus expérimentale et pourtant légère avec “Pynk”, une collaboration avec une autre ingénue pop qu’est Grimes, ou vers la funk sur “Take a Byte”. Les influences hip-hop et urbaines sont également au rendez-vous sur “I Got The Juice”, “Django Jane” ou “I Like That”, qui - comme je l’ai précisé plus tôt - comporte aussi quelques sonorités old-school. Il ne faut pas non plus oublier la sublime introduction psychédélique sur lequel le légendaire Beach Boy Brian Wilson vient faire les choeurs. Une introduction qui apparaît presque comme un pont entre l’univers sixties-seventies des premiers albums de Janelle Monáe et ce virage pop contemporain qu’est Dirty Computer.
Si la simple mission de la fondatrice de Wondaland Records était d’offrir un bon album pop, fun, accrocheur et bien produit avec Dirty Computer, le pari serait déjà relevé haut la main ! Mais ce n’était pas tout à fait l’intention de Janelle Monáe ici. Dirty Computer est en effet un excellent album pop, non seulement parce-qu’il est entraînant mais parce-qu’il cache derrière ses couches de synthés et ses riffs de guitare un véritable message et propose un regard et une critique de la société actuelle. Ce disque est le témoignage d’une artiste mais aussi d’une femme qui a trop souvent été discriminée. Mais au lieu de proposer un projet sombre et énervé, Monáe préfère offrir une collection d’odes à la liberté et l’acceptance de soi, tout en y balançant quelques furieux - mais jouissifs - “protest songs” (“Screwed”, “Django Jane”, “Americans”).
Risqué, exaltant, extravagant, parfois provocateur mais toujours très authentique, Dirty Computer est un album pop comme on n’en fait plus. Les morceaux s’enchaînent magnifiquement bien, révélant claque après claque et créant une continuité qui raconte une histoire. Le disque s’inscrit dans un cercle d’oeuvres pop qui ont réussit à faire danser le monde entier et créer des tendances tout en étant le testament d’une époque particulière : le Purple Rain de Prince, le Like A Prayer de Madonna, le Faith de George Michael ou le Rhythm Nation 1814 de Janet Jackson, parmi d’autres. Si Janelle Monáe ne vendra peut-être pas les millions de disques que ces artistes ont écoulés, elle ne reste pas moins un des visages les plus importants et les plus emblématiques de sa génération et dicte avec Dirty Computer ce à quoi la musique pop mainstream devrait ressembler en 2018 : un ingénieux mélange entre un rythme percutant, une production travaillée mais qui semble légère, une mélodie entêtante et des paroles simples mais taquines, qui lorsqu’on y réfléchit suggèrent beaucoup plus qu’elles n’en ont en l’air. Et franchement, quoi de plus ingénieux et réjouissant que de réussir à faire danser toute une foule sur des paroles qui revendiquent à quel point on a envie de “baiser” le gouvernement ? Let's get screwed !
A écouter : "Screwed" featuring Zoë Kravitz (si vous ne l'aviez pas encore compris), "Take a Byte", "I Like That", "Don't Judge Me".