Je me disais bien que je ne pouvais être la seule personne au monde à apprécier la pochette du "You Can't Hide Your Love Forever" d'Orange Juice.
Il m'a néanmoins fallu aller jusqu'au Japon pour trouver d'autres amateurs, en la personne des membres de "Flipper's Guitar". Ces derniers ont poussé l'admiration (ou le vice) jusqu'à baptiser le groupe en hommage à celle-ci.
Vers la fin des années quatre-vingt, le groupe s'est illustré dans leur pays en offrant une pop à guitares, grandement influencée par ce qu'il se faisait de mieux au début de la décennie au Royaume-Uni. C'est dire si les soldats de la seconde British Invasion ont fait preuve d'efficacité : ils ont réussi à envahir un autre continent sans même s'en rendre compte. Qu'il s'agisse de leurs mélodies ou de leurs titres, les morceaux de Flipper's Guitar débordent de références à leurs colons.
En 1991, le groupe est désormais réduit à un duo. Ayant trouvé la gloire suite à l'utilisation de leurs créations dans des publicités et des génériques de drama, ils semblent moins intéressés par la célébrité que l'expérimentation. "Doctor Head's World Tower", leur album final, se présente effectivement comme l'accomplissement d'un long travail de recherche. Flipper's Guitar nous emmène dans un monde aux contours bien incertains, fleurant bon l'anachronisme. Naviguons-nous sur les mers brumeuses du Shoegaze ou du Post-Punk ? Pourquoi croisons-nous des samples de culture pop psychédélique des sixties ? Que faire de ces rythmes Acid Jazz ?
La tentation de faire de cet album un "Screamadelica" à la japonaise est bien présente. Les deux sont sortis la même année, les deux semblent être une synthèse de trois décennies de musique pop. Mais la comparaison s'arrête là. Le traitement est trop différent. "Doctor Head's World Tower" est nettement moins house et retient des sixties cette bonne humeur, cette désinvolture estivale et cet amour des onomatopées, ya ya ya, la la la et compagnie. Des moments de légèreté où les mots semblent bien superflus.
Tous les jalons sont posés pour célébrer la naissance d'un nouveau style tourné vers le mélange des cultures. Fini les questions d'influences, c'est un territoire nouveau qui s'offre à nous et qui constitue l'une des pages les plus fascinantes de l'histoire de la musique japonaise. Il n'y a plus d'autre choix que de lui trouver un nom. On l’appellera le "Shibuya-kei", en référence au quartier de Tokyo accueillant notamment l'une des stations de métro les plus fréquentées au monde.
Explorant à loisir le lieu qu'ils inventent eux-mêmes, Flipper's Guitar peut avoir tendance à faire un peu trop durer les choses. L'album s'apprécie pour son ambiance et son homogénéité plus que par des réussites ponctuelles. Il constitue une porte d'entrée de choix pour explorer le Shibuya-kei. Fidèle à son nom, c'est un kaléidoscope de couleurs, porté par un amour du pouvoir déphasant de la musique. ll ne reste plus qu'à traverser Scramble Crossing en l'écoutant, pour que les mouvements de la musique et les mouvements du corps se joignent au meilleur endroit possible.