C'est fou ce qu'il me manque.
C'est bizarre quand même, après tout je l'ai jamais connu Elliott Smith, mais c'est comme si c'était un de mes meilleurs potes. Quelque part au fond de moi, j'ai l'impression que j'étais là avec lui, à gratter mes premiers accords dans un garage, qu'on a appris la musique en même temps. Ce genre de potes avec qui tu découvres la bière, l'amour, le rock... La vie quoi. C'est comme si on pensait la même chose.
Pour autant que je m'en souvienne, il était bien évidemment pas là, mais je l'imagine comme le gosse des voisins. Ce type un peu grunge, avec qui on va à l'école, qu'a plus de problèmes que t'es capable de l'imaginer, des parents divorcés, un beau-père abusif... Mais on oublie tout ça avec la musique.
Finalement, j'ai compris pourquoi je le voyais comme ça. Elliott Smith, c'est juste un type comme toi, comme moi, qu'a pris la notoriété sur le coin de la gueule sans rien demander. C'est un loser un peu timide, perdu, loquace comme une poutre. C'est un mec sensible, effacé.
La différence entre lui et nous, c'est sa faculté à plaquer son mal-être sur sa guitare.
Lui, le petit gars du Texas, c'est un poète, capable de mettre des mots sur ses problèmes. Quand il chante, c'est toutes les saloperies de la vie, toutes les tuiles que tu peux prendre qui restent en travers de sa gorge, et en travers de la notre. Il est là, l'ambassadeur des gars normaux.
Ces types un peu gauches, hors des standards de la société, ont trouvé leur porte-parole. Partout dans le monde, en l'écoutant, ils se rendent compte que quelqu'un a mis ce qu'ils ressentent en musique. Parfois même alors qu'ils étaient incapables de l'exprimer, ou qu'ils en étaient inconscients.
Une voix effacée, presque translucide, s'échappe par-dessus une guitare et jaillit dans le noir. Elle s'embarque sur une mélodie désarmante, limpide, prononce des paroles bouleversantes. Ce qu'il chante est sincère, touchant. C'est un tourbillon qui cueille celui qui prête l'oreille à cette voix presque chuchotée. Elle émane péniblement d'un homme ravagé.
Trop sensible, Elliott a vite compris comme beaucoup que la vie était un long chemin de croix. Son chagrin se noie dans l'alcool, rapidement rejoint par les anti-dépresseurs, puis la drogue. Une descente aux enfers accentuée par une notoriété croissante mal vécue.
Il était pas fait pour ça, Elliott Smith. Ça devait juste être un type qui gratte sa guitare dans son coin, qui écrit quelques chansons, et va noyer ses tracas dans la bière avec ses potes. Il avait rien faire aux Oscars à côté de Céline Dion, c'est leur monde, pas le sien. Malheureusement pour lui, il était doué. Infiniment doué.
Tout s'arrête le 21 octobre 2003, à 34 ans, de deux coups de couteau dans la poitrine. Personne ne sait qui tenait les lames, lui ou un autre, mais qui que ce soit, il lui a sans doute rendu un fier service. Pas à nous, pas à son public qui pleure un ami, mais à lui qui était simplement trop beau pour cette vie.
Je l'ai jamais connu, Elliott, et je le connaîtrai jamais. Peu importe.
I'm never gonna know you now, but I'm gonna love you anyhow.
On vit sous le soleil de ses mots. On lève les yeux la nuit, vers la lune comme vers une ampoule brisée, perdus entre deux bars. On boit en son honneur. Il est toujours 2:45. Les ténèbres nous parlent, les fragments d'émotion qu'il nous a livrés résonnent profondément.
La beauté est finalement une belle excuse pour exister.