Devin Townsend est pour le moins imprévisible. Autant artistiquement par ses nombreux styles abordés, que dans sa méthode de travail. Il avait bien failli tout arrêter avant de se faire rattraper par son imagination fertile qui donna vie à Ziltoid (2007), marionnette extra-terrestre omnisciente en quête désespérée de café. Un retour inespéré pour les fans, qui devait rester sans suite. Mais arriva le Devin Townsend Project et sa quadralogie (2009 à 2011), devant donner à la carrière du canadien un point final en synthétisant toutes ses facettes. Face à l'accomplissement de cette tâche titanesque, on aurait pu croire que Devin en avait définitivement terminé avec la musique. Puis arriva Epicloud (2012) pour synthétiser la quadralogie précédente. Tout était bon pour rendre le tablier. Juste le temps de demander à ses fans de financer un projet rêvé depuis longtemps, Casualties of Cool (2014) et son space-country étrange qui rendait les producteurs frileux (à tort, plus de 400% de l'objectif atteint sur Kickstarter). Il pouvait enfin prendre sa retraite l'esprit tranquille. Mais sortait Transcendence (2016), nouvel album du Devin Townsend Project que l'on pensait mort et enterré, et qui ne proposait rien de vraiment neuf au lendemain du double-album Z² (2014).
Une idée revient souvent dans ses interviews depuis quelques années : ses albums sont avant tout pour lui des émotions qu'il se doit d'évacuer, sous peine de les voir prendre le contrôle de son esprit fragile. Devin, par sa volonté d'arrêter sa carrière sans pouvoir concrétiser cette envie, semble chercher un apaisement en fuyant ses émotions, se rendant compte inlassablement de l'impossibilité de la chose.
Sa musique a d'ailleurs toujours utilisé l'hyper-émotionnel, donnant à écouter un bouillonnement incontrôlable chez quelqu'un qui ambitionne au zen d'un stoïque libérateur. On le sent notamment dans la production de ses albums (toujours signées du musicien lui-même), et ce mur de son massif comme une vague émotionnelle prête à nous engloutir pour nous secouer jusqu'à la noyade. Son dernier album Empath ne fait pas exception, au contraire.
L'attente de cet album s'accompagnait de la peur de voir Devin devenir une caricature de lui-même. Le Transcendence qui précède ce Empath était déjà signe d'une formule qui devenait dangereusement routinière. À cela s'ajoutait les déclarations de Devin qualifiant ce dernier album de synthèse de sa carrière, quand la quadralogie du DTP jouait déjà ce rôle, et le Epicloud jouait ce rôle pour la quadralogie... le coup de la synthèse commençait à sentir furieusement le réchauffé. Pour la note d'espoir, Devin se séparait entièrement de son groupe afin de revenir à un travail solitaire (ou du moins, avec de nouveaux collaborateurs ayant une influence moindre sur le processus créatif).
Rien ne nous laissait présager de ce que contenait cet album. Car si la quadralogie proposait une synthèse de la vie du monsieur en abordant différentes périodes de sa vie par album (Ki pour l'enfance, Addicted! pour l'adolescence, Deconstruction pour ses années de jeune adulte, et Ghost pour ses années plus récentes), ici c'est une synthèse de l'intégralité de la carrière de Devin (plus d'une trentaine d'albums, tout de même) sur 75 minutes à laquelle on a droit. On retrouvera du Strapping Young Lad en pleine forme sur Hear Me, il y a du Infinity dans les arrangements extravagants de Evermore, du Ziltoid dans la musique de film de Requiem, du Epicloud dans la pop légère de Spirits Will Collide...
L'indigestion n'est jamais loin. Mais l'indigestion a toujours été un exercice privilégié chez le canadien. Et si le dernier morceau d'environ 25 minutes, Singularity, occasionne des transitions sacrément bancales, voir l'album pouvoir enchaîner un metal sans concession sur Hear Me avec une comédie musicale sans complexe sur Why ? sans que cela ne provoque aucune bizarrerie est un sacré exploit.
Rien de plus naturel pour le musicien d'intituler son album somme Empath. L'empathie est son sujet de prédilection dans la réponse qu'elle apporte à ses troubles. Le "I am I" qu'il répète à plusieurs reprises est d'ailleurs lourd de sens : une image pour cette impossibilité de sortir de soi, de pleinement voir les choses à travers le regard des autres. L'image de l'île est d'ailleurs privilégiée dans les ambiances sonores par sa manière d'évoquer à la fois une protection des dangers extérieurs, et une prison pour celui qui y réside. Dans Singularity, ce "I am I" amène par ailleurs le personnage à se prendre pour un Dieu ("Life is light, we are infinite"), une illusion inévitable et amenant chacun de nous à s'écraser contre un mur, mais salvatrice par son universalité ("Everyone is broken, take a look around, everyone is sad", chante-t-on gaiement dans Sprite).
Pour Devin, l'Humain est un être fragile lancé sans préparation dans un monde chaotique, et ressentant ce monde de manière tout aussi chaotique (le morceau Genesis, alternant moments de calme et intensité exceptionnelle en l'espace de quelques secondes). Reste la peur, sentiment aussi redouté que nécessaire car permettant de prendre son envol. Faire preuve d'empathie occasionne toujours une peur terrible, mais le musicien nous montre en nous passant un baume sur le cœur la récompense qui se cache derrière cette peur. En ce sens, ce Empath est un réel accomplissement dans sa carrière, et ferait éventuellement un point final des plus logiques.
Reste que si vous ne connaissez pas l'artiste, la densité de cet album vous laissera sans aucun doute sur le carreau. Mais pour ceux qui se laisseront bercer par ce son aussi massif que l'univers et ces mélodies aussi douces qu'une berceuse, ils y trouveront une expérience tout à fait exceptionnelle, à défaut d'être pleinement compréhensible. Dans mon cas, impossible de ne pas voir dans la carrière de Devin un soulagement existentiel infini. Finalement, la musique tient là peut-être sa fonction la plus fondamentale : empêcher l'auditeur de croire en sa solitude. Je suis moi, mais si les autres aussi, alors tout ira bien. Un premier pas vers l'apaisement.
"Slow progress is still progress"