Il ne nous aura guère laissé le temps de déplorer son absence. Revoilà JA Gillis, tout juste quelques mois après la sortie de Fear of the Dawn, grande centrifugeuse kaléidoscopique tenant à la fois du mille-pattes et du mille-feuille, où s’entrechoquaient violemment toutes ses lubies les plus criardes. Ayant visiblement décidé que 2022 serait l’année rêvée pour les bouchées doubles, Jack White nous revient avec Entering Heaven Alive, sortie estivale que ses singles faisaient pressentir comme bien plus épurée et assagie que son jumeau maléfique du printemps. Impression vérifiée ? Dans l’ensemble, la réponse est affirmative, mais comme chacun le sait, c’est dans les détails que l’on débusque le démon.
L’écoute, lancée avec les élégants "A Tip from You to Me" et "All Along the Way", semble tout d’abord nous promener sur les terres country-folk du versant le plus docile de Blunderbuss, avant de bifurquer vers un panorama bien plus Beatlesien sur "Help Me Along". Si White n’a jamais caché sa fascination pour les Fab Four (passez sur Youtube pour le voir taper un sans-faute sur un blind test consistant à identifier les chansons du groupe en se basant uniquement sur la première seconde de chaque enregistrement), c’est bien la spécificité prémière de cet album qui entérine sa dévotion Liverpoolienne avec ce que cela implique de piano, de cordes et de mélodies cabriolantes. Bien évidemment, l’americana à larynx crispé est aussi de la partie ("Love is Selfish" ne ferait pas tache chez Neil Young et "Madman from Manhattan" trottine sur un groove sixties estampillé Third Man) mais des titres comme "Queen of the Bees", qui évoque les instants les plus taquins d’Abbey Road ou "If I Die Tomorrow", single mélancolique sous perfusion de mellotron suranné, laissent peu de place au doute : ça fleure bon la pomme verte à coupe au bol.
Ce nouveau projet distille méticuleusement un certain naturalisme vintage qui avait autrefois pu agacer White lui-même quand la presse musicale le lui apposait comme une étiquette de gardien du temple analogique, à la manière d’un Tarantino féru de références sur pelloche à l’ancienne. Entering Heaven Alive, avec son approche taillée dans des sons souvent très intemporels (guitare acoustique, piano et cordes), contraste forcément avec l’ethos électrique déglingué de Fear of the Dawn. Pourtant, c’est aussi en réponse à la radicalité volontairement casse-gueule de son premier volet que White semble parvenir à s’épanouir dans la grande mesure de ce second opus apaisé. Tout y est très bien exécuté, et même si certains moments sont occasionnellement moins singuliers ("Please God, Don't Tell Anyone" est peut-être la chanson la plus anodine du lot, malgré son texte convainquant), l'ensemble est des plus seyants. Le passage le plus foutraque du menu est "I’ve Got You Surrounded (With My Love)", digression jazz rock ponctuée des seules vraies guitares fuzz de cette fournée, qui colmatent efficacement les audacieuses percées d’un piano volubile. Et puis, pendant qu’on y est, pourquoi ne pas débrancher "Taking Me Back" et rempoter le tout dans du western swing pour un dernier tour de piste qui bouclerait la boucle ? Il n’y a d’ailleurs pas que ça qui soit bouclé, si l’on y regarde de plus près, encore une fois. Là où Fear of the Dawn prouvait que le téméraire Boarding House Reach n’avait rien d’un accident, les détracteurs de ce dernier seront sans doute comme des poissons dans l’eau à l’écoute des onze titres regroupés sur les quarante minutes composant Entering Heaven Alive, soit scrupuleusement la même durée d'écoute que son prédecesseur oesophobe. En se muant en maître d’œuvre schizophrène et en stratège bicéphale, Jack White sera donc parvenu à souffler le chaud et le froid sans passer par le tiède, affirmant tout et son contraire avec le même aplomb, comme pour répondre à cette belle maxime journalistique qui avait jadis qualifié ses White Stripes de "fakest and realest band in the world simultaneously". Bien joué, en effet.