Escalator
7.7
Escalator

Album de Sam Gopal (1969)

Londres, printemps 1967.
Sam Gopal, percussionniste malaisien résident du berceau de la contre-culture, le quartier de Ladbroke Grove, entreprend la création d’un groupe de rock psychédélique. Sa spiritualité dissidente lui apprend à respirer la musique autrement, par d’autres pores que le reste de la population anglaise. Pendant que cette dernière acclame les Beatles et les Stones, Gopal suit de près l’émergence, dans son propre quartier, d’entités musicales nouvelles, différentes : iconoclastes. Encore inconnues, elles seront par la suite appréciées de la plupart sous les appellations de Jimi Hendrix, Tomorrow, The Pretty Things, The Deviants, entre autres…. Galvanisé par le fourmillement créatif de son pâté de maisons, le percussionniste s’entoure de Pete Sears, anciennement claviériste du groupe de freakbeat Les Fleurs de Lys, aussi et surtout futur Rod Stewart, ainsi que d’un illustre inconnu, le guitariste Mick Hutchinson. Ensemble, ils vagabondent dans la capitale anglaise en tant que Sam Gopal’s Dream, jusqu’à ce fameux soir béni du 29 avril 1967 à l’Alexandra Palace, où ils partagent l’affiche avec John Lennon et Yoko Ono, Arthur Brown, Soft Machine, les Pretty Things et surtout la tête d’affiche, Pink Floyd, dont le premier album n’est pas encore sorti. Plus tard, précisément le 22 décembre, ils jouent au célèbre concert Christmas On Earth, en compagnie de Traffic, Pink Floyd (cette fois pourvus de leur The Piper At The Gates Of Dawn) et Jimi Hendrix. L’évènement est pour Sam Gopal et sa bande l’occasion de se frayer un chemin vers un grand public encore réticent à se pencher vers leur blues oriental. Mais rien ne se passera comme prévu. Malgré l’ampleur d’une telle affiche, l’évènement s’avère désastreux, en grande partie à cause de Syd Barrett. Les bras le long du corps, la tête dans les étoiles, il se contente d’être présent, en ne l’étant pas réellement. La légende veut que, avant le concert, Barrett, dans une phase schizophrénique, se soit étalé de la poudre de Mandrax (une drogue soporifique sous prescription) sur le front. Assis dans la loge, exposé aux chauds feux des lumières, le leader des Floyd aurait ingurgité le médicament grâce à sa propre transpiration, le liquide poudreux ayant coulé de son front jusqu’à sa bouche… Sam Gopal assiste au désastre des Floyd, qu’il résumera en ces termes : « Pink Floyd is a blur. They don’t register in my brain somehow. Syd? Well there were a few characters up in the clouds ! » (« Pink Floyd, c’est une tâche brumeuse. D’une certaine manière, ils ne me touchent pas cérébralement. Syd ? Eh bien, il y eut quelques personnages en haut dans les nuages ! – référence à la schizophrénie toxicomane du garçon). Le pauvre percussionniste voit cette contre-performance d’un bien mauvais œil : comment imposer son nom dans un évènement qui restera à jamais comme le lieu de « la pire représentation de l’histoire de Pink Floyd » (selon leur manager Andrew King) ? Ainsi, au moment même où la réputation du fameux percussionniste (alors unique anglais à employer le tablâ, sorte de double-djembe indien complexe aux sonorités psychédélico-orientales) commence à prendre de l’ampleur, le groupe se sépare. Nous sommes à l’aurore de l’année 1968.

Retour à Londres, printemps 1967.
Un certain Ian Willis squatte un appartement appartenant à Noel Redding et Neville Chesters, respectivement bassiste et manager de la Jimi Hendrix Experience. Ces derniers lui proposent de combler son inactivité en rejoignant le staff des roadies du groupe. Willis accepte. Il faut dire que les joies accompagnant les tournées musicales lui manquent depuis que les Rockin’ Vickers, son premier groupe de rock’n’roll, se sont séparés courant 1967. En tournant avec l’Experience, Ian Willis, que certains s’amusent déjà à surnommer Lemmy, s’acoquine avec une des premières parties d’Hendrix, un malaisien percussionniste d’un groupe dont la cohésion commence à battre de l’aile. Willis prévient : il sait jouer de la guitare, il sait même chanter. Aussi satisfaisants soient les soirs passés à admirer le gaucher magnifique sur scène, Lemmy le sait : un jour, ce sera lui.

Londres, printemps 1968.
Sam Gopal’s Dream a beau être enterré, son auteur n’en a pas terminé avec la musique. Il se rappelle ce jeune roadie de Jimi Hendrix. Il décide de le contacter. Ian Willis, toujours aussi inactif mais de plus en plus désireux de travailler dans la musique, répond à l’appel. Le groupe Sam Gopal est né. Ce que l’histoire ne révèlera que plus tard, c’est que le jeune Lemmy est une immense star en devenir. Il deviendra le symbole même de l’adage encore inexistant « sex, drugs & rock-n-roll », son plus fidèle défenseur au sein de formations aussi importantes qu’Hawkwind ou Motörhead. Mais pour l’heure, Lemmy est encore Ian, et Ian chante tout en jouant de la guitare rythmique dans Escalator, l’unique album de Sam Gopal. Il s'agit d'un ouvrage regroupant les diverses chansons écrites par Gopal en tournée. A cette différence près qu’elles ont été retravaillées pour les besoins de la nouvelle équipe entourant le percussionniste : Phil Duke s’occupe de la guitare basse, Roger D’Elia de la guitare solo et Ian Willis du chant et de la guitare rythmique. Aucune froideur de batterie n’est à déceler au sein de ces onze odes psychédéliques, le tablâ de Sam Gopal leur permettant de travailler une atmosphère d’ordre mystico-épique. Les retentissements électriques du guitariste soliste sont pertinents, fins et complémentaires des percussions indiennes. Curieusement, le timbre de Lemmy version 1969 est très semblable à celui de Jack Bruce ; d’ailleurs, d’une manière générale, Cream est une influence prépondérante du style d’Escalator, du jeu de D’Elia à la basse de Duke. Finalement, en plus de l’originalité percussive Sam Gopal, ce qui donne à cet ouvrage toute sa saveur psychique, c’est bel et bien ce chant aussi habité que reposant, aussi maîtrisé que doux (un comble pour le futur Motörhead !). Pas encore atrophiées par de substances en tous genres, les compétences vocales de Lemmy se révèlent étonnament élevées : capable de jouer les démons malicieux (« Grass » - « You're Alone Now »), les maîtres gospelisants (l’excellente « Season Of The Witch », reprise de Donovan) ou les diseurs de berceuses (« The Sky Is Burning », « Angry Faces »), il se permet même de singer Elvis sur de discrètes intonations de la sublime « Yesterlove ».

Pour les connaisseurs, l’album est anecdotique dans l’œuvre à venir de Lemmy. C’est plus ou moins vrai. Certes, les expérimentations d’Hawkwind et les cris irascibles de Motörhead sont autrement plus importantes que ce onze titres sorti de nulle part. En revanche, Escalator demeure un très bel album de rock psychédélique façon sixties. Les parties de guitare et de percussion sont excellentes, Lemmy magistral dans un rôle tout à fait inédit. Le lecteur curieux aura bien raison de l’être. Bien entendu, comme tout ouvrage obscur de l’époque, Escalator souffre d’une production oscillant entre le moyen et le bon. Mais elle est d’une qualité bien suffisante pour permettre à quiconque, des admirateurs de rock psychédélique obscur en passant par les mélomanes attirés par les mélodies folk, d’apprécier ce petit joyau oublié.

Londres, Labroke Grove, 1971.
Lemmy Kilmister rejoint Hawkwind. Sam Gopal ? L’histoire n’en a cure.
BenoitBayl
8
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le 5 déc. 2013

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Benoit Baylé

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