It's so hard for me staying here all alone, when you could be taking me for a ride.
Musique pour contempler toute chose commencer leur décomposition sous vos yeux ; pour s'alanguir bruyamment de quelque vague présence depuis trop longtemps partie - peut-être pas même réelle en premier lieu. Musique pour s'éloigner de quelque chose. Pour aller où ? Qu'importe, du moment que l'on va.
Pour le consommateur avisé, Everybody Knows est assez facile à résumer :
- les deux morceaux courts et les deux morceaux très longs = génie
- "Round & Round (It Won't Be Long)" = passable
- les deux autres = hein ?
Et si vous n'aimez aucun des morceaux ici présents, c'est probablement que vous n'aimez pas Neil Young. Compréhensible. Dommage pour vous, cependant.
D'abord, cela reste le meilleur boulot que Neil ait enregistré avec sa guitare. Et ce n'est pas simplement lui : le regretté Danny Whitten joue à ses côtés et reste de façon alarmante dans la foulée de Neil. À vrai dire, cela prendra simplement environ une minute de "Down by the River" avant que l'on se foute de qui joue quoi et que l'on se perde dans les sonorités qu'ils distillent - sonorités qui sont (de façon surprenante) quasiment entièrement au service de l'atmosphère - et oui : c'est de la musique-image. Au-delà des riffs doucement agités de basse de Billy Talbot et le tapage basique mais persistant de Ralph Molina, les deux guitares claquent et flambent et bredouillent et dégueulent, rappelant un pastoralisme brut mais effrayant : il y a une idée de solitude, et définitivement de tristesse, mais il est livré avec un certain malaise, et cette sorte d'adrénaline frémissant en nous lorsque l'on décide de sortir des sentiers battus. On pourrait presque dire que le jeu de guitare serait carrément psychédélique - ce qui ne manquerait pas de faire sens, 1969 oblige - mais les sons ne sont que délire anxieux, voire torturés ; ils semblent à la fois plus rustiques et plus ancrés dans leurs tonalités brutes pour se plier aisément dans l'éclat euphorique que le terme "psychédélisme" tend à impliquer. (Bien qu'il n'implique pas toujours cela, nous sommes d'accord.)
Neil Young est toujours crédité comme l'un des créateurs du son de guitare grunge, et cela à raison. Mais ce que même les meilleurs artistes grunge n'ont jamais su employer dans le son de Neil est le sens de l'espace - du bruit brut craquant en sa place amère. Les guitares grunge sonnaient basiquement comme des guitares. De sombres, lourdes, minables guitares, certes. Mais - de façon ironique, penserez-vous - elles étaient toujours bien plus produites que ça. Le croisement permanent entre Young et Whitten sur cet album ressemble plus à un champ sonore, grouillant de vie sauvage pouvant être passive ou dangereuse. Rob Sheffield a décrit Everybody Knows dans le guide des albums de Rolling Stone comme le son d'un parachutage en plein milieu du conflit entre les Hatfield et les McCoy, et ça me semble assez vrai.
Les paragraphes du dessus se référaient principalement aux deux longs trips - certains pourraient aussi bien dire "grooves" - car ce seront les deux morceaux qui vous hanteront lors de longues marches en forêt. La façon qu'une guitare a de donner un zeste de reverb juste après le premier refrain de "Down by the River", sonnant comme une pedal steel (voire un violoncelle) est un détail qui n'avait pas besoin d'être ajouté mais est tout de même là. Et "Cowgirl in the Sand" est un chef d'œuvre incontestable, 10 minutes de ruminations morbides et de torrents hargneux qui nous mènent à un refrain que l'on n'oublie pas de sitôt. Mais même quand les morceaux sont plus dépendants de la façon déjà quasiment stellaire qu'a Young avec les jolies mélodies (exemple avec le titre éponyme - et venez me dire en face que ces "la-la-la" ne sont pas mémorables), ils bottent des culs par dizaines, et la douce-amère "Cinnamon Girl" est conduit par un riff si puissant et jouissif qu'il est probablement en train de rendre un homme enceinte en ce moment. (Écoutez attentivement les espaces entre les cordes dans ce morceau et vous pourrez y entendre les harmoniques fougueuses qui y sont enterrées, peut-être accidentellement ; c'est le couinement de dépit venant de la connaissance de ce que l'on souhaite, mais pas de comment l'avoir précisément.)
Je n'entends pas autant de variation émotionnelle dans la voix de Neil Young sur Everybody Knows que dans d'autres mélodies qu'il chante sur d'autres albums - même avec son vibrato sur "Round & Round" qui ressemble presque à une guitare. Ce que j'entends, en revanche, sont les sonorités très humaines de quelques témoins mélancoliques des bonnes idées prises de folie. Dans les bois, sans aucun regret.