Neil Young joue au con. Il aime ça et l'assume. C'est honnête, somme toute.

Avant tout, intéressons-nous un peu au disque lui-même, à l'objet.
Everybody's Rockin' dure à peine 25mn, ce qui équivaut en gros à une face de 33T. "Drifting Back" (sur Psychedelic Pills) est plus longue ! "Arc" dure environ 35mn (et on appelle ça un EP ou un maxi).

Maintenant, le contexte (et – désolé – ça risque d'être un peu long, parce que si on veut faire les choses bien, il faut les prendre au départ) :

Septembre-décembre 1981 : Neil Young & Crazy Horse enregistrent Trans, qui n'est pas suffisamment long pour faire un album.
Mai 1982 : Young enregistre Island in the Sun qu'il propose à David Geffen ...qui le refuse.
À partir du 31 août 1982, Young et son groupe embarquent pour une tournée européenne, le Trans Band Tour of Europe jusqu'au 19 octobre durant lequel il fait découvrir en avant-première ses nouvelles chansons électroniques et sa nouvelle orientation sonore.

Durant l'automne 1982, Young commence à enregistrer de nouvelles chansons à tendance country pour un prochain projet intitulé Old Ways qu'il voit clairement comme le successeur évident de Comes a Time, prolongeant ainsi la continuité avec Harvest ; le tout formant dans son idée une trilogie.

Trans, réagencé et augmenté de trois extraits de Island in the Sun, paraît le 26 décembre 1982.

Janvier 1983 : Le 5, la tournée reprend en Amérique du nord, toujours centrée autour de l'album qui vient de sortir. Elle s'appelle désormais Solo Trans Tour et dure jusqu'au 4 mars.
Durant les jours de relâche de la tournée, il continue à enregistrer de nouvelles chansons pour Old Ways ("Depression Blues", "Are There Any More Real Cowboys ?", "My Boy").

Les concerts se poursuivent. Ceux-ci sont mis en scène, conçus comme une sorte de comédie musicale en trois actes qui dure en général trois heures : dans la première partie, comme à son habitude, Young est seul en scène, dans un décor roots, pour jouer quelques uns de ses classiques. Il est parfois rejoint par trois choristes sur certaines chansons. Arrive alors un premier entracte durant lequel le public peut voir sur un écran géant, en forme de TV, un reporter (un acteur qui joue le rôle) interviewer les musiciens dans les loges, ou le personnel technique ; ce qui a le mérite de faire patienter la foule.
Dans la deuxième partie du show, Young, qui a changé de look (voir la couv' de Lucky Thirteen), revient avec son groupe et joue des extraits du nouvel album électronique et d'anciennes chansons, électriques. Le tout dans un décor high-tech. Second entracte : on voit cette fois dans la grande télévision le reporter parler à deux groupies (des actrices, dont Pegi Young) qui déclarent être fans de Neil & The Shocking Pinks et prétendent que leurs idoles doivent venir jouer ce soir-là en guests au concert de Neil Young. Ce dernier est interrogé à son tour (cris de joie de la foule) et déclare être un grand fan de Neil & The Shocking Pinks depuis l'enfance.
À la reprise du concert, après l'entracte, Neil & The Shocking Pinks (Young et ses musiciens déguisés – costard blancs, cravates, bananes, chemises roses, décor style Happy Days...) viennent jouer environ six morceaux, des reprises fifties (et quelques titres de Young arrangés dans la même veine). Avant d'entamer "That's All Right Mama" d'Elvis, on entend par exemple Neil (interprété par Young) déclarer : "We'd like to do a song the King recorded a few years ago, in 1955."

Neil & The Shocking Pinks n'est donc qu'un concept théâtral destiné à faire des reprises lors du dernier rappel durant la partie américaine de la tournée promotionnelle de Trans. Rien d'autre. Il n'est pas prévu d'album ou quoi que ce soit de ce genre. À ce moment-là, le nouveau projet qui motive Young, le seul, c'est Old Ways. C'est tout.
Mais, une nouvelle fois, comme il avait refusé Island in the Sun, David Geffen refuse Old Ways. Il veut un album rock !
Absolument pas motivé pour faire un album rock (c-à-d façon Crazy Horse), Young joue au con et sur les mots ("Tu veux du rock ? Ben, tu vas avoir du rock !") et a l'idée évidente à ses yeux, et toute simple, de lui fourguer les standards du rock qu'il a déjà joués avec son groupe des kilos de fois depuis le début de l'année.
En six séances (du 27 avril au 25 mai 1983), Everybody's Rockin' est enregistré.

Geffen s'est peut-être dit qu'il ne pouvait pas refuser une troisième fois un album de Young ? Peut-être s'est-il dit que si les Forbans et les Straycats cartonnaient en ce début d'années '80, les Shocking Pinks pourraient aussi marcher, sur un malentendu ? Peut-être que Young l'a convaincu en lui rappelant que c'était lui qui voulait du rock ? et que le (nombreux) public de la tournée achèterait sûrement l'album pour prolonger la joie et le souvenir du concert ? En tout cas, Geffen fabrique et distribue Everybody's Rockin' qui sort le 27 juillet 1983 et il attaque Young en justice et en décembre pour livraison d'albums "volontairement non conformes au travail habituel de l'artiste" (sic).

Au moment de la sortie du disque, Young est déjà reparti en tournée (The Shocking Pinks Tour) depuis le 1er juillet. C'est un nouveau pied de nez à Geffen, puisque celle-ci n'est en fait que la reprise du Solo Trans Tour, sauf que les extraits de Trans ont disparu, remplacés par ceux d'Old Ways. Neil & The Shocking Pinks demeurent le concept de groupe fictif qui joue lors de l'ultime rappel. Les chansons restent les mêmes. Aucune autre ne viendra s'ajouter à leur répertoire.

Everybody's Rockin' n'est donc pas un album de Neil Young à part entière. En édition, on appellerait ça un hors-série. C'est un aparté. C'est d'ailleurs à peine un album. On le désigne comme ça parce qu'il a été pressé au format 33T, mais dans la réalité, c'est un maxi ; qui plus est, celui d'un groupe virtuel. Neil Young s'en est servi pour faire un bras d'honneur (avec un sourire narquois) à David Geffen, et il a fait semblant d'en faire la promotion en donnant leur nom à une tournée qui a plutôt servi à inaugurer les titres d'Old Ways que le label a rejeté.

Alors, que vaut "l'album" ?
Si on commet l'erreur de le considérer comme un album à part entière de Neil Young, on verra ça comme un cheveu gominé tombé sur la soupe ou comme la mouche dans le lait : une bizarrerie kitsch et mal venue, voire ridicule. Mais si on considère l'objet comme un simple exercice de style (ce qu'il est, rien de plus), comme une B.O. de comédie musicale, alors il n'y a pas de raison de hurler à l'abomination. Une bande de zicos s'amusent en jouant des vieux trucs dans un style fifties, en fonction du sujet de la pièce. Si on apprécie ce genre de musique (Elvis, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, Little Richard, Carl Perkins ou les Platters...), il n'y a là rien du scandale auditif dénoncé partout lorsqu'on parle d'Everybody's Rockin'. Ça s'écoute avec un léger sourire. Et puis, c'est tellement court que ça n'a jamais le temps d'être emmerdant (pas comme Psychedelic Pills) et on passe à autre chose.

Il ne faut jamais sous estimer l'humour taquin de Young. N'oublions pas que le slogan sur l'affiche du film (Human Highway) qu'il co-réalisa avec Dean Stockwell l'année précédente était : "C'est tellement mauvais que ça peut devenir énorme !"

Muffinman
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le 28 juil. 2023

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