Qu'est-ce qu'un film-culte ?
Aujourd'hui, l'expression - galvaudée - sert à désigner n'importe quel film qui fait un carton en salles et est connu sur le bout des doigts par presque tout le monde, alors qu'à la base, c'était plutôt l'inverse.
A l'origine, un film-culte, c'est un film qui - à sa sortie - ne fait pas beaucoup ou pas du tout d'entrées. C'est un film qui n'a pas trouvé son public. Ou ! s'il a trouvé un public et a eu un certain succès, qui a disparu des circuits très rapidement après, et n'a plus été disponible ou diffusé (salle, TV, vidéo...) en restant pourtant bien tenace dans la mémoire du public, frustré de ne plus y avoir accès (d'où le "culte" qui lui est voué).
Et puis, notamment par les ciné-clubs toujours à l'affût de pépites et de perles cachées, ces films ont été redécouverts et réévalués. Ainsi, grâce au culte voué à ces redécouvertes par les cinéphiles, des films ignorés à la base deviennent incontournables. Exemple-type : La Nuit de chasseur de Charles Laughton (1955) qui fit un four à sa sortie et est aujourd'hui considéré comme un classique indispensable à toute cinémathèque digne de ce nom. D'autres, comme par exemple Orange Mécanique de Stanley Kubrick (1971), disparaissent du circuit malgré le succès et deviennent des légendes jusqu'à leur ressortie tardive vingt ans après.
La Guerre des étoiles, Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter, Titanic, ou Le Père Noël est une ordure, Les Bronzés, La Grande Vadrouille,... qui passent dix fois par an à la tévé depuis leurs sorties, n'ont jamais été invisibles et n'ont jamais eu besoin du culte d'un petit public de passionnés pour les faire redécouvrir, car le grand public les a rapidement plébiscités. Ce sont des classiques, des incontournables, des références, tout ce qu'on veut, mais certainement pas des films-cultes.
Et dans le genre film-culte, le plus balaise (voire mythique) d'entre tous, c'est le Napoléon d'Abel Gance.
Sorti en 1927 dans une version de 7 heures (celle reconstituée ici), le film a ensuite été très vite coupé, réduit, charcuté, sonorisé, perdu, retrouvé par bribes, complété par du matériel neuf (Lelouch), remonté dans des versions allant de 1h30 à 5h30 au fil des ans et des décennies. En somme, il n'a plus été possible de revoir la "grande version" depuis sa sortie initiale, et on pensait que jamais plus ça n'arriverait un jour.
Jusqu'à maintenant.
Alors, seulement 9/10 pour ce chef-d’œuvre dans sa version ultime ?
Eh oui ! Et encore, c'est parce que j'ai eu la chance de le voir en ciné-concert avec successivement le Philharmonique de Radio France (soir 1) et l'Orchestre National de France (soir 2). En salle, avec la même bande-son enregistrée, il n'y aurait pas eu le même engouement, la même puissance, la même énergie.
Car il faut bien admettre, même si on le sait parfaitement avant d'entrer dans la salle, que c'est un film d'une tout autre époque (vieux d'un siècle), muet, et donc fonctionnant sur des principes fondamentaux qui n'ont plus cours aujourd'hui ; et depuis longtemps. Et on a beau apprécier le cinéma muet, il n'en reste pas moins que certains passages sont trop longs (Brienne) et insistants.
Le meilleur exemple est celui concernant les séquences de Violine, qui ne servent pas à grand chose et qui pourraient être supprimées sans que ça altère la qualité du film (pour utiliser un exemple parlant et actuel, c'est à peu près aussi utile que Arwen dans Le Seigneur des Anneaux). On a, par ailleurs, quelques gros plans trop appuyés et trop longs sur des visages pour exprimer les émotions des personnages. Normal en 1927 car on n'a pas encore accès au dialogue sonore, mais plus en 2024. Et c'est là que l'intérêt de l'orchestre se révèle encore plus, car dans ces moments, c'est lui qui fait le spectacle. Il faut en effet dire que, si le travail sur le film lui-même a été titanesque (16 ans de labeur), il ne l'a pas moins été pour créer cette partition "originale" constituée d'extraits de morceaux classiques issus d'un répertoire allant du XVIIIe au XXe siècle. Et le résultat est prodigieux (notamment la "Pathétique" de Tchaïkovski et "La Marche funèbre de Siegfried" de Wagner à l'issue du siège de Toulon). Mention spéciale donc à Simon Cloquet-Lafollye, grand ordonnateur de la partition, et à l'interprétation des deux orchestres avec les chœurs de Radio France ("La Marseillaise" arrangée par Hector Berlioz).
Et d'ailleurs, on en voudrait bien la B.O. !!!
On pourrait ensuite noircir des pages au sujet de la folie du projet initial de Gance qui voulait faire huit films de ce type pour raconter l'intégralité de la vie de Napoléon (il y reviendra en 1959 avec Austerlitz), des innovations techniques incroyables (caméra-épaule dans les foules ou portée à cheval, ou suspendue et balancée au-dessus de l'Assemblée Nationale), de l'invention du cinémascope à la fin, ou du split-screen (à vérifier)... mais on trouvera ça facilement dans de très bons bouquins et autres études sur le sujet. On signalera ici juste les points forts : dans la première partie, la chevauchée en Corse, la tempête et la fin du siège de Toulon, et dans la seconde partie, l'exécution de Danton (symphonie n°3 de Penderecki), la fin en "cinémascope" et l'humour des séquences de séduction de Joséphine par Napo, vraiment pas à son aise loin des champs de bataille ("Quand vous vous taisez, on ne vous arrête plus !" ...héhéhé).
En 2024, peu de monde sans doute dans le grand public s'intéressera à ce chef-d’œuvre incontournable de l'histoire du cinéma. Film-culte au vrai sens du terme donc, Napoléon doit être vu par tout cinéphile qui se respecte, au même titre que Métropolis, L'Aurore, Intolérance, La Passion de Jeanne d'Arc, Les Vampires,... et j'en passe (voir ici : https://www.senscritique.com/liste/des_films_a_re_voir_absolument_1902_2022/758656?mode=preview) car passer à côté du cinéma muet est une véritable lacune. Le muet étant l'essence même du cinéma, qui nous rappelle que c'est avant tout une manière de raconter des histoires avec l'image et non avec les mots (le théâtre est là pour ça) ; les dialogues, apparus aussi en 1927 (Le Chanteur de Jazz d'Alan Crosland), ne servant qu'à fluidifier le récit. Et on ne pourra jamais vraiment comprendre la nature profonde du cinéma si on passe à côté du muet. Néanmoins, il vaut mieux ne pas commencer par celui-ci.
Et pour la petite anecdote : Albert Dieudonné a repris le rôle de Napoléon dans Madame Sans-Gêne de Roger Richebé (1941).