Alain était déjà passé par tant d'états ; des chansons sans envergures, un énorme tube, un album conceptuel et oublié, comme je vous ai déjà raconté, et après c'était la suite logique, une nouvelle femme, des nouveaux tubes, variétés avec Vertiges de l'amour, rock avec Osez Joséphine, et puis, il y avait ce tournant, Chatterton, le début de la beauté, glissée entre un tube et des chansons encore un peu trop mal décalées. Dans cet espace trop propices, Alain commence à partir en vrille, tranquillement, il accuse sa femme d'avoir brisé sa carrière, la pousse à partir et s'en lamente, et nous, injustes on s'en réjouit un peu, rappelez-vous la recette magique, une rupture, une dépression, ça promet un chef d'oeuvre. Faire table rase du passé.
Jean Fauque, évidemment, est de la partie, on n'abandonne pas ses amis. Aux paroles, cela va de soi, et les consignes sont simples, claires ; finis les jeux de mots et les rimes pauvres... De l’aérien, du flottant... Alain fouine, découpe, copie et colle les bouts de chansons pour n'en faire qu'une. Et à la musique ? Pareil ! Alain enregistre des voix sans musiques, envoie tout ça aux Valentins, au guitariste de Portishead, à Rodolphe Burger ; et il reçoit les mélodies, les ciseaux à la main, prêt à faire son découpage. Fantaisie militaire, plus que les autres albums - jusque là - est un puzzle flottant, un collage grandiose de paroles et de musiques décomposées.
S'il y a une unité sur cet album, elle est dans le thème, la folie qui le ronge. D'une chanson à l'autre, Alain nous chante - de sa voix grandiose, comme jamais, le temps ? la vie ? quelque chose à changer, elle a pris de l'ampleur comme jamais auparavant, finis les élans éraillés, Alain chante vraiment désormais - les différents pans de son moral en chute. A l'origine, raconte-t-il, un soldat, au Rwanda, qui déchire son béret, ça donnera le soldat sans joie de la chanson Fantaisie militaire. S'en suivent des chansons que j'hésite à vous raconter, je les ai toutes aimés un jour ou l'autre, rarement toutes en même temps, mais il restera toujours Mes prisons, ses éclats de guitare, ses montées planantes, Le pavillon des lauriers et sa musique d'hôpital futuriste, qu'on retrouve dans 2043. Sommes-nous, merveilleuse et délicate est probablement la plus "Imprudence". Et puis, il y a forcément, son plus beau tube, La nuit je mens, succès radiophonique impressionnant, méprisé jusqu'au dernier moment par ses créateurs. Et puis, il y a une chanson ou deux, plus étranges : je n'aime pas Ode à la vie, il y a des mots en trop, je ne saurais pas vous expliquer vraiment ; et puis Samuel Hall, réécriture d'une reprise de Johnny Cash ; "Tu ferais bien d'nous pondre un truc qui marche, mon garçon".
J'ai toujours aimé la fin, Angora, qui est une fin comme il en faudrait plus souvent, le souffle coupé, j'imagine des pendaisons d'une douceur inquiétante. Echo parfait à la première chanson, Malaxe : le souffle de vie passionné du début. Et puis, il y a la pochette, dont tout le monde souvient, Alain dans les lentilles, le fusil de branche qui flotte à la surface du dos. Il y avait là tout. La recette parfaite pour un chef d'oeuvre, la reconnaissance tant attendue et enfin trouvée. Fantaisie Militaire est une porte qu'on ne franchira plus jamais dans l'autre sens. Il n'y aura plus que des suites, que personne n'imagine encore.