Nouvelle offrande du Willy Wonka de Third Man, "Fear of the Dawn" était pour moi l'un des rendez-vous audiophiles de l’année à ne pas manquer. Le grand Jack (à ne pas confondre avec le petit, en charge de la quatre-cordes dans les Raconteurs et The Dead Weather) aurait tout à fait pu se borner aux chaussées bien tracées par les très convaincants "Blunderbuss" et "Lazaretto", ses deux premiers efforts bleutés en solo qui proposaient une belle synthèse de sons de ses projets antérieurs. Une confortable mais élégante mixture de guitares garage, de folk sarcastique, d'Americana rustique et de blues cubiste qui aurait pu cimenter sa stabilité financière et musicale sur le long terme sans nécessiter de grands efforts. Le public et la critique auraient ainsi pu continuer à lui manger dans la paume jusqu'à ses vieux jours. Accoudé au comptoir d'un coffee shop poussiéreux aux murs ornés de trophées de pêche et de pochettes vinyles délavées, le Jack septuagénaire aurait mollement alimenté un jukebox routinier pour les baristas à chemises à carreaux du coin, en attendant que la faucheuse lui fasse signe de monter à l'arrière du pickup en vue d'un repos éternel vaguement mérité.
Heureusement, le confort, le repos et les chemises à carreaux n'ont jamais fait partie des préoccupations majeures du bonhomme. Et pour nous autres, comment bouder ce plaisir de fan qu'engendre un artiste grand public remaniant sans cesse ses propres codes pour raconter de nouvelles histoires inattendues ? Savoir que l’on retrouvera des repères propres à un auteur sans pour autant s’attendre à ce qu’ils signifieront, c’est notamment ce que l’on apprécie chez Tarantino ou Wes Anderson dans le monde du cinéma. La comparaison n’est pas hasardeuse quand on sait le fétichisme vintage du premier et le zèle esthétique du second, deux axes régulièrement au cœur des problématiques de création de Jacques Blanc, jamais à court de défis à relever et de chaos à discipliner. On le savait déjà depuis belle lurette, le chiffre 3 est une des clés du symbolisme de White, et c'est bien avec son troisième album, le téméraire "Boarding House Reach", que survint le glissement de terrain. En expérimentant avec Pro Tools et des guitares griffées par Eddie Van Halen, White se posait en opposition frontale au dogme minimaliste qui avait un temps fait sa renommée. Le confort technique pour combattre le confort d'une discipline auto-imposée qui menaçait de tourner à la routine. La radicalité du projet, rompant abruptement avec la grammaire plus sage des deux albums précédents, laissait présager quelques belles élucubrations si White se décidait à pousser le défrichage de ces nouveaux sentiers sonores. Bien entendu, le caractère farouchement autocrate du personnage laissait peu de place au doute. Quatre ans plus tard, nous voici donc face à la réponse à cette question ô combien rhétorique.
Avis à ceux qui avaient freiné des quatre fers à l’écoute de "Boarding House Reach" (sans être du même avis, je le conçois aisément), il y a fort à parier que "Fear of the Dawn" vous hérissera les trompes d’Eustache encore plus vite et fort que son prédécesseur. "Fear of the Dawn" est le son d’un Jack White qui ne se refuse plus rien. Les considérations critiques se défenestrent en glapissant dès les breaks épileptiques de "Taking Me Back", qui n’est qu’une entrée en matière relativement contenue au regard de la suite du programme. Orages de fuzz, synthés stroboscopiques, funk Princier, licks country, éruptions hip hop, soli multi-octaves, rythmiques dévalant les escaliers tête la première, punk opératique, spoken word et métal pour sabbat noirci. Tout, absolument TOUT y passe, comme dans une jubilatoire centrifugeuse zappaesque manœuvrée par un Peter Pan audiophage sous perfusion de gros sel et en quête d’inconnu sonique. White se fraye à main nue une voie royale à travers la jungle sonore qui repousse plus délirante encore après son passage. "Eosophobia" et "That Was Then, This Is Now" déploient une sensibilité mélodique débraillée que n'aurait pas renié Ray Davies, filtrée dans un métal hammondien à la Deep Purple, "Taking Me Back" et "Fear of the Dawn" enfoncent le clou lo-fi jusqu’à le faire ressortir par la pointe, "Hi-De-Ho" (avec Q-Tip en guest) couvre presque autant de territoire stylistique en quatre minutes que tout "Boarding House Reach", "The White Raven" et "Into The Twilight" semblent avoir pour mission de précipiter les années soixante dans nos années vingt et ne piochent entre les deux qu’avec les yeux bandés, "Shedding My Velvet" suggère, à défaut de meilleur qualificatif, un genre de... jazz-funk lo-fi neo-zeppelinien ? Pas une seule ballade à l’horizon, elles sont apparemment stockées au chaud pour "Entering Heaven Alive", prochaine cargaison de l’année ancrée des deux pieds sous le signe de l’épure. Il semblerait qu’à force de faire délibérément les choses à moitié, White finisse par nous parachuter une double ration de belle ouvrage. De mon côté, j’ai encore faim et j’ai déjà sorti mon bavoir en prévision de la suite. Avis aux gloutons, il se pourrait que ça tache un peu partout.