J'ai personnellement une relation problématique avec Nick Drake. D'abord la musique folk anglaise, arrimée à une tradition folklorique souvent médiévale et louchant régulièrement vers la virtuosité du jazz, est un genre qui m'indiffère profondément : sa préciosité me paraît anodine par rapport à la rudesse du folk américain, qui charrie bien plus de fureur et de sang. Pire encore, enfant des années 70, j'ai développé une grande méfiance envers tous ces héros du Rock finalement bien présentables pour être morts jeunes et n'avoir pas eu à se coltiner avec la crasse et l'usure du vieillissement : pour moi, Neil Young sera toujours plus important que Kurt Cobain, parce que sa musique témoigne de la rouille qui nous gagne tous plutôt que de l'attrait du canon de fusil dans la bouche pour quelques uns...
Cette longue introduction pour expliquer que je n'ai écouté le désormais célébrissime "Five Leaves Left" que très tardivement. Et que son titre d'intro, le fadasse "Time Will Tell" m'a d'abord conforté dans mes préjugés : de la musique gentille qui nous caresse dans le sens du poil... Et puis, inévitablement peut-être, à la réécoute de l'album, et devant des morceaux comme "River Man", "Cello Song" ou "… Mary Jane", une sorte de trouble m'a saisi... Et toute une série de doutes m'a envahi : n'y aurait-il pas de fait "quelque chose" derrière cette apparence lisse de gentil grand garçon tellement talentueux et dépressif ? Cette quasi absence de mélodies (au sens "pop" du terme) ne dériverait-elle pas insensiblement vers une sorte de transcendance mélodique ? Et ces drôles d'accords que Nick égrène presque paisiblement, ne génèrent-ils pas une magie réellement inhabituelle ?
Ce qui fait qu'à la troisième écoute de l'album, je me suis rendu compte qu'il était réellement "rentré" dans ma vie, et même qu'il me deviendrait peut-être essentiel, pour peu que je baisse la garde, et accepte l'inattendu, le décalé, l'improbable qui est au fond la proposition musicale de Nick Drake : à la manière de la bossa nova carioca, à laquelle j'ai souvent pensé, on a affaire ici à une approche "ensoleillée" du mal de vivre. "Five Leaves Left" est un disque qui vous veut du bien, que vous devriez absolument écouter dans une atmosphère de détente quasi estivale, et qui pourtant en dit beaucoup plus sur la tristesse de notre existence que ses confrères, plus convenus, qui nichent leur désespoir dans un cocon de grisaille.
Ce paradoxe, qu'il n'est pas si aisé que cela d'identifier, conjugué à la fausse simplicité d'une musique fondamentalement trompeuse, explique peut-être l'incompréhension avec laquelle l'album fut reçu à sa sortie, mais aussi l'attachement quasi névrotique de ses fans. Gageons seulement que si l'ami Nick était né à Rio, il aurait été une star de la musique brésilienne, un dieu de la saudade, et il aurait certainement vécu jusqu'à 80 ans à gratter sa guitare au soleil en reluquant la fille d'Ipanema. Putain d'Angleterre !
[Critique écrite en 2018]