Force Majeure par Benoit Baylé
Force Majeure. Prétentieux ou juste lucide ?
En dépit des remontrances internes de Froese envers le Jon Anderson électronique Steve Jolliffe, remontrances valant d’ailleurs à ce dernier le pur et simple renvoi, Tangerine Dream continue sa marche solitaire vers l’album progressif parfait. Cyclone n’était pas mauvais mais manquait de cohérence, et l’ajout de vocaux n’avait eu pour seul effet que de brouiller la magnificience créative de Franke et Froese, ces deux derniers étant peu habitués, voire simplement étrangers au travail chanté. La prise de conscience a lieu au cours de l’été 1978 : le cher Edgar s’interroge. N’est-il pas inutile de s’emmêler les pinceaux autour de lignes chantées, la musique électronique progressive n’ayant pas besoin de piallements pour exercer ses pouvoirs d’inventivité et d’accessibilité ? D’autre part, malgré le constat sévère opéré par Froese envers Cyclone et l’envie de faire table rase de ce passé qu’il considère honteux et disgrâcieux, Tangerine Dream maintient Klaus Krieger à sa fonction de batteur. Ce dernier a vu son talent quelque peu gâché, en tout cas sous-exploité dans l’ouvrage précédent. Son potentiel est grand, tout comme sa motivation. Force Majeure sera l’occasion pour lui de démontrer l’envergure de son art. Reste Eduard Meyer, violloncelliste, qui apporte son soutien au line-up.
Pour ce nouveau recueil, Edgar Froese et Chris Franke prennent la correction Cyclone avec philosophie : le vieil adage « on est jamais mieux servi que par soi-même » est ici appliqué avec le soin du revanchard désappointé aux problèmes de confiance en autrui. Les deux musiciens reprennent les rennes de la composition. Ils ne sont qu’assistés par Krieger et Meyer, ces derniers n’ayant pas le loisir d’apparaître quand ils le souhaitent. Leur présence n’en devient pas moins minime ou dépréciative en qualité. Ils savent tirer leur épingle du jeu lorsqu’ils y sont conviés, comme le démontre Krieger sur ses premiers plans de batterie, vers les 4 minutes de « Force Majeure ». D’autre part, plus encore que Franke, c’est Edgar Froese qui s’impose en grand manitou du projet. D’ailleurs, cet investissement quasi totalitaire se ressent à l’écoute de Force Majeure : jamais auparavant sa guitare n’avait eu telle emprise sur la totalité du son de Tangerine Dream. Euphorique, elle s’exprime dans chaque section et chaque thème de l’album. Omnipotentes, ses interventions témoignent d’un savoir-faire impossible à déceler pour quiconque suit l’œuvre du groupe depuis ses débuts. Avant 1979, Edgar Froese était pour tous un ambianceur et un maître d’effets sonores hors-pair. Dès Force Majeure, il devient aux yeux de tous, en plus des qualités citées précédemment, un guitariste de très bonne facture, doublé d’un mélodiste de génie. Ses prestations à la six-cordes étant ce qu’elles sont, rares, elles gagnent en intensité lorsqu’elles retentissent, qu’elles agissent au détour de doux arpèges acoustiques aériens (« Cloudburst Flight ») ou de fulminances distordues gilmouriennes (tous). Habituellement de dominance synthétique, le son de Tangerine Dream, désormais régi par les rugissements ou les larmes de la guitare, prend une tournure plus claire, plus néantique, plus propice à l’envol musical. L’approche caractéristique du son de Yes, empreint de grandeur, de clarté et de majesté, que Steve Jolliffe tentait de reproduire sur Cyclone, est ici atteinte, la patte Tangerine Dream en plus.
Car, point de mésentente : si la guitare prend une place plus importante ici que dans le reste de l’œuvre du groupe, les synthétiseurs et séquenceurs ne sont pas abandonnés. Ils sont juste employés différemment. Les séquençages n’appellent pas à l’hypnotisme répétitif des plans identiques se répétant à l’infini : ils entrent dans un tout musical où les mélodies varient énormément. Il est rare qu’une partie séquencée dure plus de quatre minutes (exception faite de la seconde moitié de « Thru Metamorphic Rocks ») sans être rattrapée par un accord de guitare, un plan de batterie ou une note de piano. Ce dernier prend également du galon et apporte une touche tragique à l’ensemble de l’œuvre, comme lors de l’introduction de « Thru Metamorphic Rocks », belle en diable, aux accords similaires à l’excellent et non moins spatial « Web Weaver » d’Hawkwind. La nouveauté liée à la présence d’un piano est parfaitement maîtrisée prouve le talent certain de Christopher Franke à jouer du clavier, en plus de ses capacités d’ingénieur du son et de maître du séquençage. Le tourbillon spatio-temporel succédant aux quatre premières minutes de « Thru Metamorphic Rocks » démontre d’ailleurs la superbe de la composition de plus en plus mature du groupe en ce qui concerne le séquençage. L’auditeur y est happé, propulsé au plus près des étoiles, saisi vers le néant originel. Pas d’ennui à déceler, pas de redondance à rejeter. D’ailleurs, c’est dans ce refus du prosaïsme, cet éloge des rêves et des luminosités abstraites, au détour de compositions aux structures construites et réfléchies, que Force Majeure atteint réellement son statut de chef-d’œuvre, d’ouvrage parfait de la musique électronique et du rock progressif. Il va de soi que le rêve, de même que l’imagination, représente l’aboutissement d’un cheminement interne et réfléchi. Il en va pareillement pour la réussite artistique.
Ainsi, à la question introductive, une seule réponse : ni l’un, ni l’autre. La prétention n’a pas sa place dans une entité si divine. La lucidité, quant à elle, est effective uniquement lorsqu’elle opère en communion avec le réel. Or Force Majeure est une œuvre irréelle, déconnectée d’une quelconque raison humaine. Les seules approches possibles demeurent, plus de trente ans plus tard, soit la folie, soit l’imagination. Avis à l’auditeur curieux : avec un peu de chance, cet ouvrage exceptionnel vous ouvrira la porte des deux.