Et sur le piédestal il y a ces mots :
"Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Contemplez mes œuvres, Ô Puissants, et désespérez !"
À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin.
(Percy Bysshe Shelley, Ozymandias)
Ce qui m'a toujours grandement intéressé chez Dominick Fernow, ce n'est pas tant la puissance de la noise qu'il produit sous le nom de Prurient ni le nombre de pseudonymes qu'il a utilisé pour sortir ses différents projets, entre la techno de Vatican Shadow ou l'ambient mystique de Rainforest Spiritual Enslavement, mais bien plutôt son oeuvre prolifique et touche à tout, avec plus de 200 sorties sous un nombre de labels assez extraordinaire, sans compter son travail de dirigeant du label Hospital Productions voire son oeuvre en tant que designer des pochettes des albums qu'il sort sur ce label. Le voir prendre son temps pour sortir ce nouveau projet sous le nom de Prurient apparaissait donc assez étonnant. De plus, Fernow n'étant pas connu pour la qualité de l'entièreté de ses projets, le risque restait grand de se retrouver avec un énième album dispensable où il allait juste se contenter de pousser le feedback au plus haut, jouer avec les canaux, et crier dans son micro.
Je ne vais pas vous mentir, Prurient ne s'est pas mué en Coldplay pendant la nuit, et le disque reste marqué par la harsh noise. Sur deux disques d'une lourdeur incommensurable, on se balade toujours avec le natif du Wisconsin dans les territoires de la musique extrême. Cependant, il a tout de même diversifié sa palette musicale. Pas de couleurs vives ici, on reste dans des sonorités très sombres, mais on ajoute par exemple des touches d'EBM ou des nuances en utilisant de nombreux instruments acoustiques.
Et surtout, Dom Guwop propose avec ce Frozen Niagara Falls une oeuvre emplie de sentiments, qu'il semble pour la première fois être capable d'exprimer de façon extrèmement sincère. Sa voix se fait plus présente, comme sur le deuxième morceau (et premier "single") Dragonflies To Sew You Up, où Fernow donne de la voix sur un rythme martial, ou encore sur Greenpoint, autre moment fort de l'album où il aborde au cours d'un passage parlé sa relation avec le quartier de Greenpoint, ancien repère des marginaux aujourd'hui en proie à la gentrification. Et cet aspect très personnel est peut-être ce qui apparait comme le point fort de cet album : Prurient s'éloigne de la harsh noise quasi-masturbatoire à la Merzbow pour proposer une oeuvre immensément personnelle, révélant peut-être pour la première fois toute l'étendue de ses sentiments.
La façon d'exprimer ces passions pourrait m'amener à établir un parallèle avec le jeune Mondkopf, qui hurle sa rage en live et manifeste son spleen en studio, tous les deux partageant ainsi cette vision du cri comme d'un quasi "appel à l'aide" pour reprendre Dominick Fernow. Mais là où le lyrisme du jeune français apparait toujours très fort, intense, dans un véritable bouillonnement de romantisme, le maitre américain de la noise apparait beaucoup plus naturel et moins grandiloquent, et limite plus touchant. Dom Guwop semble ainsi même parfois timide, comme s'il ressentait le besoin de toujours proposer de l'abrasion entre deux moments de dévoilement. Plutôt que de proposer une oeuvre linéaire et d'une traite, on évolue ainsi avec lui dans un labyrinthe de souvenirs, un tourbillon d'émotions. Le point culminant de cette errance dans la psyché de Fernow est sans nul doute atteint sur Christ Among The Broken Glass, le morceau final, qui témoigne d'une sensibilité bouleversante.
Oeuvre immense et bicéphale, entre délires harsh noise et hypersensibilité poignante, Frozen Niagara Falls montre que Dominick Fernow est au sommet de son art. Celui-ci semble intouchable, comme au sommet du mont Everest, ayant installé son trône au beau milieu des bourrasques glacées. Solitaire et inatteignable, sauf pour une poignée d'hommes courageux.