(publié initialement sur mon blog http://la-musique-bresilienne.fr)
Le grand public a mauvais goût. Et nous sommes polis. Succès et qualité sont comme le Soleil et la Lune : ils se courent après sans jamais se rencontrer, sauf, lors de rares éclipses. Tel est le cas de Getz/Gilberto, un beau disque dont le succès commercial doit beaucoup à un concours de circonstances et à quelques malentendus.
A l’orée des années 60, les États-Unis sont en manque de musique latine depuis la révolution cubaine. Le jazz vit la fin d’un âge d’or, celui des Mingus, Davis, Monk, Parker et Coltrane, du bebop et du cool jazz. C’est alors que Charlie Byrd, Keter Betts et Buddy Deppenschmid découvrent la bossa nova pendant une tournée au Brésil. Sa richesse rythmique et harmonique, sa modernité, les séduisent et ils deviennent ses plus fervents ambassadeurs. Rejoints par le saxophoniste Stan Getz, ils sortent Jazz Samba en 1962, une relecture jazz et instrumentale de morceaux de bossa nova. Le disque remporte un grand succès, que Getz prolonge avec Jazz Samba Encore!, aux côtés cette fois-ci du guitariste Luiz Bonfá. La même année, les grands noms brésiliens de la bossa nova se produisent aux États-Unis lors d’un fameux concert au Carnegie Hall de New-York. Le très inspiré producteur de jazz américain Creed Taylor, déjà derrière Jazz Samba décide alors de réunir les créateurs de la bossa nova, Antônio Carlos Jobim et João Gilberto avec son poulain Stan Getz, pour un album destiné au marché américain. Ce sera Getz/Gilberto.
Quand il sort en 1964, le disque est un triomphe et consacre définitivement la bossa nova au rang de phénomène mondial. Rien qu’aux États-Unis, il reste 96 semaines dans les charts, dépassé seulement par A Hard Day’s Night des Beatles. Le paradoxe est qu’au même moment, le genre périclite au Brésil. Un coup d’État militaire a frappé le pays, balayant avec lui l’optimisme moderniste de la bossa nova désormais anachronique. Dans ce contexte tendu, beaucoup de musiciens brésiliens, dont non des moindre, profiteront de la bossa nova craze pour faire carrière aux États-Unis ou en Europe.
Quoi qu’il en soit, Getz/Gilberto devient bientôt aux yeux des Gringos du monde entier, le mètre étalon de la bossa nova. A bien des égards, l’album respecte les canons du genre, bien plus que les disques de Byrd et Getz. João Gilberto a encore épuré son chant par rapport à ses premiers enregistrements et la batida hypnotique de sa guitare est même mieux mise en avant. Antonio Carlos Jobim, au piano, distille son jeu impressionniste et parcimonieux. Il signe la quasi totalité des compositions, toutes de hautes volées, dont quelques unes déjà enregistrées (Corcovado, Desafinado). Le reste du répertoire est composé de deux vieilles sambas des compositeurs fétiches de João Gilberto (Dorival Caymmi et Ary Barroso). Toujours dans la continuité, on retrouve Milton Banana à la batterie, déjà présent sur les premiers albums de Gilberto.
Néanmoins, l’influence new-yorkaise est plus que présente. Les arrangements orchestraux disparaissent, ce qui n’est pas sans nous déplaire ; contrebasse et saxophone font leur entrée. Ce dernier instrument n’est pas exotique au Brésil, depuis qu’il y a été popularisé par Pixinguinha. Mais Getz en joue en jazzman. Sur quatre temps et en soliste, il improvise, loin des contrepoints discrets auxquels samba et bossa nova relèguent les instruments à vent.
Marché américain oblige, deux morceaux sont traduits en anglais : Corcovado devient Quiet Nights of Quiet Stars et Garota da Ipanema, The Girl from Ipanema. C’est la femme de João, Astrud Gilberto, alors sans expérience professionnelle qui les interprète. Son interprétation emprunte beaucoup au style dépouillé de son mari, auquel elle ajoute son brin de charme, juvénile et naturel. L’essai est tellement concluant, que ses morceaux sortent en single en version raccourcie avec seulement ses couplets. Ce sont ces versions anglophones teintées de jazz qui sont diffusées à la radio et qui restent jusqu’à aujourd’hui l’incarnation à l’étranger de la bossa nova. L’album reçoit les Grammy du meilleur album jazz instrumental (sic) et du meilleur album tout court, un exploit pour un disque pas tout à fait américain. Tout ceci explique que le genre qui était une évolution de la samba, est vu à hors du Brésil comme un courant du jazz.
L’histoire donnera plutôt raison aux Gringos. La bossa nova ne sera jamais vraiment acceptée par les sambistas comme l’héritière qu’elle est pourtant, mais influencera en revanche ce qui sera connu sous le nom de MPB. En revanche, les morceaux de bossa nova se transformeront bel et bien en standards de jazz, interprétés par les plus grands, de Franck Sinatra, à Miles Davis mais aussi par une foule de musiciens plus médiocres qui colleront au genre une image de musique d’ascenseur.
Cette musique finira par incarner dans l’imaginaire mondial, bien plus que la musique brésilienne, un Brésil idyllique, un monde raffiné, romantique et éternellement estival, un rêve proche mais inaccessible, à l’image de cette fille sur la plage d’Ipanema, grande, bronzée, jeune et adorable et qui passe en marchant, sans nous voir.