Opeth, épisode n°8 : fantômes et génie dans les forêts scandinaves.
La période qui entoure la création du huitième album studio du groupe suédois est tourmentée et théâtre de nombreux bouleversements. Le premier label du groupe, Music for Nations, met tout d'abord la clé sous la porte fin 2004. Le groupe signe alors chez Roadrunner, une maison de plus grande ampleur, ce qui suscite la première grosse querelle chez les fans du groupe, estimant que la maison est trop mainstream et que Opeth vend ainsi son âme au diable. Ce à quoi un Mikael Âkerfeldt dépité répond que si après 8 disques où la durée moyenne des titres est de 10 minutes ne suffit pas aux fans à faire un minimum confiance au groupe, ils n'ont qu'à aller se faire voir ailleurs. Savoir si le présent (ou le futur de l'époque) a donné raison à l'un ou l'autre camp est une autre question.
Toujours est-il que l'album est composé intégralement bien en amont, ce qui offre au groupe le luxe rare de répéter avant l'enregistrement, pendant trois semaines - pour la première fois depuis l'ambitieux "My Arms Your Hearse". Âkerfeldt souhaite à l'origine faire un concept album autour d'un homme ayant commis un crime atroce en signe d'allégeance à des sphères occultes, avec un fort environnement végétal en guise de trame de fond. Mais dans le processus de composition, il finit par retenir des chansons hors concept et ce dernier se dilue peu à peu sur l'album. Enfin, autre changement majeur, l'arrivée officielle du claviériste Per Wiberg dans le line-up, un des membres phares du groupe de stoner / hard rock revival Spiritual Beggars, parmi d'autres formations plus ou moins connues.
L'album est une réussite majeure, c'est le moins que l'on puisse dire. Le son est globalement d'une grande cohérence et assez nouveau, avec des guitares très mises en avant et un son plus chaleureux que précédemment, rehaussé par les ambiances très réussies aux claviers, et par une dualité chant clair / chants gutturaux exploitée à son maximum. La batterie est légèrement en retrait, mais le jeu extraordinairement technique de Lopez compense ce léger défaut. Le disque a clairement trois chansons nettement supérieures aux autres : les très agressives et paradoxalement presque pop "Ghost of Perdition" et "The Grand Conjuration", et le chef d'oeuvre de prog "Harlequin Forest". Le reste du programme est également de haute volée, avec la suite très cohérente "The Baying of the Hounds" / "Beneath the Mire", vestiges du concept album initialement prévu.
La chanson qui ouvre le disque est d'une efficacité monstrueuse et délivre plusieurs moments d'une inventivité redoutable. Le son est tranchant, percutant comme jamais, les signatures rythmiques diaboliques sur les passages en chant clair qui entrent instantanément en tête, et les growls absolument furieux. "Harlequin Forest" est plus subtile et mélancolique, et le passage du morceau consacré à la description des actes est un moment de bravoure d'une poésie rare : on verrait presque les arbres se dresser devant nous et la lumière filtrer entre les feuillages. Côté structure, d'une complexité remarquable, on songe à "Deliverance", jusque dans le final rythmique particulièrement technique. Une variation plus colorée et resserrée que le morceau sus-cité en somme. Enfin, le single (charcuté) "The Grand Conjuration" voit le groupe lâcher les chiens pour ce qui s'avère une des chansons les plus agressives et violentes de leur répertoire pourtant chargé. Martin Lopez se déchaîne comme rarement, avec un jeu polyrythmique d'une finesse éblouissante, et ne refusant pas quelques incursions du côté des percussions, pour un côté tout de suite plus oriental. Le texte lui, renvoie aux origines occultes du concept initial du disque, avec une suite de variations sur un thème diabolique, à grands renforts de murmures inversés et tout ce décorum associé. L'ensemble est vraiment percutant, depuis les riffs acérés et la batterie qui semble ne jamais vouloir s'arrêter de jouer sur tous les tableaux, jusqu'aux nappes de claviers furieusement heavy dignes des meilleurs groupes de heavy et de power metal.
Parmi les autres réussites du disque, citons la très jolie et très prog "Atonement", ainsi que "Reverie", l'interlude instrumental qui précède "Harlequin Forest", où Âkerfeldt déploie ses talents de mélodiste et de chanteur, tout en déclarant une nouvelle fois sa flamme pour le prog "à l'ancienne". "Hours of Wealth" et "Isolation Years" sont de jolies ballades forcément moins marquantes mais pas désagréables et le groupe nous gratifie d'une superbe reprise de Deep Purple, "Soldier of Fortune", qui achève d'associer l'album avec un son très seventies. Et encore une fois, si tous les musiciens font un boulot exceptionnel, Martin Lopez sort du lot par l'extrême inventivité et complexité (jamais démonstrative) dont son jeu fait preuve. Alors quand tout le monde se relaie pour montrer son génie, ça donne "Harlequin Forest" est c'est beau à pleurer.
Grande réussite d'un point de vue esthétique et mélodique, salué par la presse comme un grand disque guitaristique et prog (il figure dans divers classements dédiés), l'album se vend très bien est atteint la 64e place du Billboard 200, ce qui en fait le meilleur score du groupe. Toutefois, le prochain album marquera un pas de plus dans la recherche d'un son à la fois unique et bien défini, poussant la veine "rétro" un cran au dessus dans la qualité. Mais une page se referme aussi derrière ce "Ghost Reveries", puisque Martin Lopez y signe sa dernière performance en tant que batteur du groupe et que Peter Lindgren, un des membres fondateurs, claquera la porte à son tour peu après. En traversant ces biens jolis bois, le groupe laisse donc quelques fantômes derrière lui.