14 Juillet 2015. Le fils de Nick Cave, Arthur, meurt accidentellement dans des circonstances tragiques. Le chanteur, marqué à tout jamais comme peuvent l'être des parents ayant perdu leur enfant, sortira un an plus tard le douloureux mais magistral Skeleton Tree, album aussi intime que minimaliste applaudi et pleuré unanimement.
Accompagné de celui-ci sort le film One More Time With Feeling, réalisé par Andrew Dominik, centré sur le processus de création de Skeleton Tree mais également du deuil, l'acceptation de la perte, catharsis unique et réel de l'artiste plus que jamais torturé.
Au cours du visionnage, Nick plonge face caméra dans une réflexion sur le temps et sa relation avec la sensibilité humaine. Il le définit ainsi comme inexorablement "élastique", chaque instant du passé et de l'avenir menant aux évènements majeurs, splendides ou tragiques, de ce qui fait la vie d'un être sensible. Il a fallu attendre plus de 3 ans pour comprendre réellement ce que signifiaient les paroles du poète maudit.
Ghosteen, 17ème album de Cave toujours accompagné des Bad Seeds, fut annoncé il y a un peu plus d'une semaine symboliquement sur le site Red Hand Files, crée par Nick lui-même afin qu'il puisse converser sur des sujets intimes ou mondains avec ses fans du monde entier. Il déclara suite aux évènements tragiques qu'il connut ses dernières années qu'il ne s'était jamais senti aussi proche "du genre humain" et d'autrui qu'aujourd'hui. Nous vouant une confiance aussi authentique que l'on peut nous-même lui vouer, il nous offre ce 4 Octobre un double-album refermant le moindre de ses griefs, souffrances, pensées et espoirs. Ghosteen, au-delà d'être de la musique, est une bouteille à la mer. Une bouteille à la mer, lettre faite au monde, à ses vivants et à ses disparus. Lettre faite pour nous, pour son fils, mais surtout pour lui-même.
Si le concept de catharsis a un jour été crée par Aristote, ce fut bien pour représenter hyperboliquement ce qu'est Ghosteen pour Nick : une porte d'expurgation de ses passions et de ses émotions.
Alors que les paroles de Skeleton Tree avaient été écrites avant le décès de son fils, les poèmes et histoires ici contées dans Ghosteen renferment véritablement toutes les facettes du deuil et de notre artiste, plus que jamais à fleur de peau, n'ayant aucune peur des mots et de l'univers les composant.
Le temps est élastique, et chaque parole renvoie tout autant à la tragédie de 2015 qu'à un avenir tendre, rempli d'espérance, d'espoir, et d'acceptation du monde dans toutes ses dimensions.
A peace will come in time
Disparus sont les artifices rythmiques, les batteries et les guitares : Nick s'envole et nous emmène avec lui au sommet de nappes musicales atmosphériques et éthérées dans lesquelles se forment des cieux aux nuances changeantes, pourtant sans la moindre averse. Sous ces cieux douloureusement apaisants apparait une forêt, non pas vivace et féconde comme peut le suggérer la pochette, mais vierge et feuillue où l'on peut distinguer des rayons de soleil tels des lucioles aussi rassurantes que le furent les berceuses que nous chantèrent nos parents les soirs d'enfance et de pluie.
A la fois balade, éveil, et envol, les deux parties désignés comme les "enfants" et les "parents" de ce qui font de Ghosteen un "esprit migrant", nous emmènent dans un univers à la limite de l'onirisme où chaque chanson est une étape.
Si The Spinning Song est l'apparition de la forêt, alors Bright Horses en est les premières illusions, tandis que Sun Forest ou Night Raid se confondent en contemplation nocturne et diurne au sein d'un monde tendre, magique, et mystérieux où les mirages se font réalité, les vivants se font morts et les morts sont vivants.
Album endeuillé, Ghosteen ne se fait aucunement album esseulé, et il semble même que nous apercevons au moindre détours de ces bois crépusculaires des chimères de nous-même dans celles de Nick, qui ne s'est jamais autant fait poète.
S'il est légitime de parler de transcendance au sujet d'un album d'une homogénéité et d'une si indicible beauté, il nous est cependant impossible d'envisager les circonstances qui menèrent à la fondation d'un tel art, d'un tel univers, d'une telle intensité émotionnelle.
Il m'est même assez compliqué éthiquement d'écrire "une critique" au sujet d'une création pareille, dans un contexte pareil. C'est ainsi que le 10 que je lui attribue, autrement qu'il soit parfaitement mérité, est une note symbolique. Mettre autant de soi dans son art, surtout venant de circonstances pareilles, devrait être remercié.
C'est ainsi, à la fois pour lui-même que pour ce chef-d'oeuvre de poésie musicale, que je le remercie de tout mon coeur pour qui il est et pour ce qu'il nous offre. Il existe très peu d'artistes tels que lui à notre époque, si ce n'est qu'il est le dernier, ou du moins le plus grand représentant.
Ghosteen est un voyage initiatique, intime et pourtant universel, dans le cœur des plus grands griefs de la sensibilité humaine, crée par l'auteur et compositeur le plus authentique de notre temps. Celui que je nomme légitimement mon âme-sœur musicale. Celui qui me comprend, et qui peut tous nous comprendre.
Si l'on peut définir l'art comme la représentation sensible de la beauté et de la profondeur du monde, Ghosteen est ce qui se rapproche le plus de l'essence de celui-ci.
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