Hier soir, Nick Cave and the Bad Seeds offrait une écoute en streaming sur Youtube de leur dernier album : "Ghosteen". Double album concept dont vous trouverez l'explication par Nick Cave himself facilement. J'ai plutôt l'envie, ici, de témoigner de cette expérience bouleversante de la veille. Des amis étaient passés à l'improviste pour l'anniversaire de ma femme ; un peu de champagne, des bougies, une conversation animée et sympathique. Mais l'heure de la diffusion du dernier opus de l'Australien arrive! Je branche mon smartphone sur l'ampli, les amis s'en vont, il reste un fond de champagne dans la coupe, les bougies se consument encore, une annonce apparaît à l'écran, puis des nuages psychédéliques et, enfin, la musique. Dès les premières notes, les choses sont claires ; Ghosteen s'inscrira dans la droite ligne de Skeleton Tree. Il est fort à parier que d'ici quelques années, ces deux albums seront systématiquement associés comme Kid A et Amnesiac (Radiohead). Ou s'agira-t-il d'un triptyque? Là où Skeleton Tree nous racontait le traumatisme inhérent à la perte brutale de son fils (comme le documentaire "One More Time with Feelings" qui lui est associé), Ghosteen nous invite au coeur du processus de deuil tel qu'il est vécu singulièrement par les différents membres de la famille. Il ne s'agit plus d'évoquer l'instantanéité de la mort violente mais les effets au long cours de l'absence dont on comprend qu'elle sera irrémédiable. Une absence qui, paradoxalement, s'impose par sa présence en creux, encryptée : l'âme hantée par un jeune fantôme...
Sur le plan musical, pas une note de guitare, pas un son de batterie : les nappes de son ami Warren Ellis, un piano, une basse et la voix de Nick Cave qui déambule à travers ce décor sonore flottant jusqu'à se révéler en voix de tête comme jamais le chanteur ne l'avait fait jusqu'ici. Il va en perdre du public, un peu. Ceux qui se disaient : "Bon allez! Un album de deuil et puis, on est reparti!". Mais la vie, ça ne marche pas comme ça et Nick Cave ne trahit pas la vie. Sa musique a toujours été parfaitement en phase avec ce qu'il était au moment de l'écrire. Je l'ai aimé dans The Birthday Party autant que dans sa phase mystico-brésilienne, dans ses ballades meurtrières, en crooner déjanté, lyrique accompagné de choeurs de Gospel, ... J'aime Nick Cave parce que, précisément, il ne se trahit pas. Il est ce qu'il écrit. "Ne devrait-on pas écouter son oeuvre sans se préoccuper du drame qui l'affecte?", ai-je déjà lu. C'est absurde! Ce serait comme regarder l'auto-portrait de Vincent Van Gogh sans prêter attention au fait qu'il s'est réellement coupé l'oreille, ou regarder l'Unplugged de Nirvana sans le lier au suicide de Kurt Cobain qu'il commettra peu de temps après. L'oeuvre et la vie, chez Nick Cave, s'entremêlent jusqu'à se confondre. On peut détester ça ou adorer. On peut en être gêné. J'en ai été bouleversé hier soir, une fois encore.
Dans mon salon, les flammes vacillantes des bougies, le champagne presque achevé, je me sentais en connexion avec sans doute des dizaines de milliers de personnes de par le monde, avec ces inconnus qui, comme moi, se sont arrêtés, se sont posés pour partager avec l'artiste cette magnifique musique intime. Nick Cave se soutient de façon assumée de cette connexion éprouvée avec son public. "You are where you are", adresse-t-il probablement à son fils disparu, mais j'aime penser qu'il me l'adressait aussi à moi, et à chacune des personnes présentes au rendez-vous hier soir.