Rien à faire, mettez deux musiciens dans la même pièce, et c'est concours de bites. Cette quête effrénée de reconnaissance et de dominance suscite innovation, virtuosité et usure prématurée.
Les musiciens de jazz carburaient aux stimulants de synthèse, et j'ai du mal à croire que Bird se contentait de la lénifiante héroine avant de monter sur scène (éventuellement sans prévenir, après avoir planqué son saxo sous son manteau, histoire de mettre une raclée au pauvre gars qui officiait déjà là).
Ecoute-moi ça combien j'te case de notes et de changement d'accords à la minute...
Pas étonnant que le grand public les ait abandonnés à leurs egos. Et l'on conçoit l'aigreur de nos mitrailleurs devant le succès commercial des musiciens poussifs du rock'n roll, tout juste bons à répéter trois accords à l'infini, un banal riff de saxo gueulard sans nuance. Quelle régression ça a dû représenter pour des musiciens professionnels, soit des gens qui ont consacré l'essentiel de leur vie consciente à s'échiner sur un instrument, et sûrement pas à remettre en question une idéologie dominante comme le progrès, notion vague qui peut assaisonner tous les plats, y compris la musique.
Mais le jazz n'est pas mort. Avant de se réfugier dans sa niche actuelle, il a connu de nouvelles incarnations chatoyantes entre les mains d'arrangeurs/compositeurs (la frontière est mince et discutable) géniaux, et trouvé de nouvelles manières de faire chalouper en se mâtinant d'une bonne dose de soul, bossa nova & co .
Ca n'était pas la vocation de notre élitiste Trane. Il en faut bien, des expérimentateurs défricheurs de potentielles nouvelles voies à l'issue pas forcément évidente sur le moment (c'est pareil en sciences, pour le coup). Il a choisi la théorisation à outrance, et sa corollaire technique. De ces recherches arides émergent parfois d'envoutantes nouvelles formes.
Mais comme la perfection, la théorie pure est une impasse. L'ouverture aux nouvelles formes reproduisit la pauvreté du dogme. Et l'ascèse de la doctrine se manifesta paradoxalement par une intensifiée logorrhée de notes. Ce qui lui fit remarquer vers la fin de sa vie, qu'il pourrait dire en un peu moins de temps ce qu'il s'échinait à cracher sans répit au long de morceaux qui remplissaient des faces entières de 33 tours (et continuaient encore lors du concert).
Pour ma part, je pense qu'il se trompait. Il n'avait juste rien à dire. Un peu comme les imbéciles qui parlent au lieu de penser, Coltrane l'intello du jazz a contribué à cette tendance à remplacer qualité par quantité, création par verbiage, s'engageant dans une voie bloquée, sans possibilité de raconter quoi que ce soit, abstraction coupée des émotions, se cognant au mur de l'impasse, ressassant la formule abstraite comme un mantra sans rime ni raison, une de ces doctrines absurdes dont se gargarisent les gourous, et qui leur permet d'épater le chaland par ce caractère insondable qui doit sans nul doute être la mesure de leur profondeur, plutôt que de leur vide.
Plus c'est creux, plus ça résonne.
J'dis pas, Coltrane a créé quelques jolis thèmes. Le reste, c'est de l'épate, un plaisir onaniste partagé avec quelques snobs, incapable de transmettre à un auditeur une émotion qui en est par nature absente.
Je suppose que tout ça, d'autres l'ont déjà dit il y a un demi-siècle.
Exercés de manière traditionnelle, les arts impliquent une première phase d'étude visant à maîtriser des techniques, à imiter ce qui a été fixé par d'autres. Ensuite vient la possibilité de jouer avec ces bases, lorsqu'elles sont devenues une nouvelle spontanéité (comme les arts martiaux, pour le coup). On compose en recomposant, on crée en réarrangeant.
En général, l'improvisation émerge dans l'intimité avant d'être fixée ou non (après un travail d'écrémage et d'arrangement nommé composition), transcrite, enregistrée ou plus ou moins simulée de manière publique.