Dès sa sortie l’album a divisé. D’un côté, ceux qui saisirent immédiatement la fulgurance et la cohérence du projet. De l’autre, ceux qui n’entendirent dans Grace qu’une voix prétentieuse et un peu forcée, au service de chansons qui n’avaient d’autre but que de mettre en valeur leur auteur. J’ai eu, à l’époque de la sortie du disque, la douleur de côtoyer un post-punk déprimé amateur de bière tiède, qui considéra sans hésitation qu’il était en présence, je cite: "d’une merdouille intello pour faire se pâmer les pucelles de Télérama". Le type était en partie dans l’erreur: Rock & Folk en fit aussi son disque du mois.
Fallait pourtant avoir une sacré quantité de persil dans les oreilles pour ne pas être cueilli par l’incandescence de la galette. Si on veut se montrer parfaitement sévère avec l’album, on peut estimer (mais avec des pouces de bambous glissés sous les ongles et l’organe reproducteur au dessus de la friteuse en ébullition) que deux chansons, peut-être, ne sont pas tout à fait au niveau stratosphérique du reste.
Alors que Mojo Pin fait d’entrée sacrément bien le job et pose les bases titanesques de ce qui va suivre, Grace (la chanson) enchaine et te crochète direct, un joli uppercut dans la face, propre et net. Ton âme, suivant l’inclinaison naturelle du corps, vient de se faire retourner comme une crêpe, mais elle est forte, elle en a vu d’autre, on ne lui fait pas.
Sauf… sauf que presque tout ce qui suit est à l’avenant. Ce n’est plus un retournement, c’est une séance de tabassage en règle. A la fin de la dixième plage, ce n’est d’ailleurs plus une âme, c’est un vieux paillasson.
20 ans après, chaque notes de l’intro de Last goodbye, chaque montée du refrain de So Real, chaque coup de charley accompagnent Eternal Life remue l’auditeur avec la même intensité, le plonge dans le même état de fébrilité que quand, incrédule, il découvrit ce petit moment d’éternité enfermé dans un galette de plastique, en 94.
Grace, c’est ce genre de disque miraculeux (Hallelujah !) dont aucun excès ne va assez loin, dont aucune douceur n’est condamnable. Un album qui semble n’avoir été gravé sur aucune des deux faces qui la compose, mais sur sa tranche, tant l’idée d’équilibre -céleste- élève en permanence l’ensemble.
Oui.
Je sais.
Là, viens le moment où tu te dis: tiens, il ne ne nous a pas encore fait son 3615 Guyness-mylife.
Pas de souvenir, pas d’anecdote ?
OK. Alors, mais vite fait.
Ce fut d’abord un concert, le 9 février 95, à Saint Jean de Védas, totalement électrique et tendu de bout en bout. Mais dont le grand moment se situa après la fin du show. Quand les lumières de la salle se furent rallumées et la moitié de la foule partie. Jeff réapparut une guitare à la main et vient s’assoir au bord la scène, pour chanter deux chansons sans aide électrique, devant un parterre de spectateurs médusés.
Ah, et puis, oui, y a aussi cet autre moment quand Sony décidé de sortir le "live in Chicago" en DVD, deux ans après la mort du chanteur. Pour promouvoir cette sortie, la maison de disque eu l’idée de projeter en salle le concert. La mère de Jeff participa à 2 ou 3 de ces projections. Lors de l’étape Montpelliéraine, le responsable promo de Sony fit en sorte que je me trouve à côté de l’auguste génitrice, me présentent comme le plus grand fan de son fils pour la partie sud du pays (le garçon aimait voir large). Voir un tel concert sur grand écran à trois centimètres d’une mère encore marquée par la perte de son fils reste un souvenir quelque peu indélébile.
Comme d’habitude, après la disparition brutale de l'artiste, la maison de disque s’est empressée de sortir une multitude d’album post-mortem, plus dispensables les uns que les autres, dont aucun ne viendra jamais à la cheville de ce Grace intemporel.
Mais dans lesquels se cachent parfois une ou deux perles. Comme ce morceau, extrait de l’album en cours d’enregistrement, au moment ou ce ballot de Jeff voulut piquer une tête dans le Mississippi tout habillé :
https://www.youtube.com/watch?v=un9VmOSzzCs
Amen.